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Japon, parcs et jardins

  1. Japon et Nature
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27 min - temps de lecture moyen
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“Cosplayer” à Nunobiki, jardin aux herbes aromatiques de Kobe

Nunobiki, le jardin aux herbes de Kobe

Une architecture inspirée de la forteresse de Wartburg

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Un bâtiment d’accueil inspiré de l’architecture de la forteresse de Wartburg
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Le concours des MinnesängerSängerkrieg – à la forteresse de Wartburg (Codex Manesse) (source)

Pour notre troisième jour au Japon, nous quittons Osaka en train pour aller en excursion à Kōbe. Au XIXe siècle, son port figura parmi les premiers à s’ouvrir au commerce international, comme Yokohama, Nagasaki, Hakodate et Niigata. Complètement reconstruite après le Grand Séisme Hanshin-Awaji de 1995 qui détruisit des dizaines de milliers de bâtiments, elle est (re)devenue l’une des dix plus grandes villes du Japon et elle est présentée comme l’une des plus attrayantes. Parmi toutes les visites possibles, Richard propose que nous nous promenions au jardin aux herbes de Nunobiki, accessible en téléphérique, et qui nous offrira depuis ses 400 mètres d’altitude un point de vue panoramique sur la baie. A la sortie de la cabine, nous avons la surprise de nous retrouver dans un environnement très familier et pas du tout japonais. En effet, dans ce jardin construit en 1991 se trouve un bâtiment d’accueil et de restauration dont l’architecture, excusez du peu, s’inspire de certains bâtiments qui composent la forteresse de Wartburg ! Ce château médiéval allemand est situé au sud de la ville d’Eisenach dans l’état libre de Thuringe, un des Länder du pays. Restauré au XIXe siècle à l’époque du romantisme, il a été inscrit en 1999  sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco comme “monument exceptionnel de la période féodale en Europe centrale, lié à des valeurs culturelles de signification universelle”. Il représente le “château idéal”, non seulement à cause de sa situation, perché sur un éperon rocheux à quelque 400 mètres  – comme sa copie japonaise – au-dessus d’une délicieuse campagne et entouré d’une forêt devenue une zone de protection de la nature, mais aussi pour l’aura culturelle qui en émane.

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Une visite épuisante… (Richard, Michèle et Jean-Louis se reposent dans les hamacs du jardin aux herbes Nunobiki)
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Konrad von Altstetten, Minnesänger (Codex Manesse) (source)
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Walther von der Vogelweide, Minnesänger (source)

Jusqu’en 1440, le château fut le siège de la cour des comtes de Thuringe. Grâce au mécénat de Hermann Ier, landgrave de Thuringe, il occupe une place éminente dans la création d’une tradition littéraire nationale. Devenu la “cour médiévale des Muses”, le château jouit d’une réputation éternelle grâce aux Minnesänger, chantres de l’amour courtois et de la poésie épique. Centre d’une culture de cour raffinée, l’histoire a conservé le souvenir mythique d’un concours – d’un combat artistique -,  le Sängerkrieg, qui vit s’affronter au château, vers 1207, des participants comme Walther von der Vogelweide (W. du Saule aux oiseaux), Wolfram von Eschenbach (W. du Ruisseau aux frênes), Albrecht von Halberstadt… Cet épisode a même été mis en scène par Wagner dans son opéra Tannhäuser.

Le château a aussi été le lieu de vie et de travail de Sainte Élisabeth de Hongrie qui est vénérée bien au-delà des frontières de l’Allemagne. Elle fut l’épouse du comte Louis IV de Thuringe de 1211 jusqu’à la mort de celui-ci en Italie en 1227, alors qu’il accompagnait l’empereur Frédéric II en croisade. De mai 1521 à mars 1522, le protestant Martin Luther, alors au ban de l’Empire, trouva asile au château par l’entremise de Frédéric le Sage. Ce fut pendant cette période que, sous le nom de Junker Jörg (chevalier Georges), il traduisit le Nouveau Testament et une partie de l’Ancien Testament en allemand. Ce faisant, il créa une langue allemande écrite unifiée et accessible. Ce Nouveau Testament parut en 1522, puis la Bible de Luther complète parut en 1534 : ils allaient être très largement diffusés en Allemagne et constituer le point de départ d’une révolution culturelle et religieuse même au-delà du pays. En 1817, le château fut le siège d’une manifestation (Wartburgfest) principalement menée par des étudiants allemands. Ces derniers, de sensibilité libérale et nationaliste, protestaient contre les conséquences du congrès de Vienne (1815), déplorant le retour à l’absolutisme. Ils auraient préféré l’instauration d’un État-nation, mettant en exergue des valeurs bourgeoises et démocratiques.

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Alambic à parfums

Musées et jardins à l’européenne

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Un intérieur très européen
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Décoration végétale de plantes séchées

L’évocation de l’Europe se poursuit avec le musée des parfums (Fragrance Museum) où est exposé un vaste assortiment de flacons et du matériel de distillation et d’extraction d’arômes. Le visiteur y est invité à tester ses capacités olfactives pour deviner la nature de quelque 80 huiles essentielles. Le jardin est divisé en douze sections dont l’aspect évolue au fil des saisons: le jardin des roses, composé de 60 variétés essentiellement anglaises, celui des senteurs où domine la menthe, présenté comme une réminiscence d’un coin de campagne idyllique européen, le jardin aux herbes (aromatiques, médicinales, tinctoriales…) européennes, et son équivalent oriental, le potager, un espace consacré à la lavande que les visiteurs, chaque juin, peuvent venir récolter, le jardin des lis. Le sentier passe par une magnifique enfilade de serres à la végétation tropicale qui donnent sur des pièces aménagées à l’européenne et décorées de bouquets et tableaux de plantes séchées. A côté, un petit musée odorant est consacré aux épices; y sont exposés un broyeur, de grands sacs de jute pansus qui servaient à transporter les graines et une collection de mortiers au-dessus desquels on peut venir humer les poudres fraîchement écrasées au pilon.

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Lac de retenue Nunobiki maintenu par le premier barrage-poids en béton du Japon

Le barrage Nunobiki, un héritage culturel

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Route de Nunobiki: geishas en rickshaws
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Beaucoup d’insectes à Nunobiki

Une cascade dans le patio à l’entrée fait écho à celle que nous découvrirons lors de notre descente à pied de ce mont Rokkō vers la ville, à l’occasion d’une pause pendant laquelle Agnès et Jérémy s’ingénieront à la dessiner sur leur cahier. A la saison humide, on peut y observer la grenouille verte arboricole (Hyla japonica ou Rhacophorus arboreus ?), une espèce endémique précieuse. La chute se situe à mi-parcours du torrent Ikuta. C’est l’une des sources d’approvisionnement de l’eau de Kobe, dont la qualité est toujours appréciée par les équipages de navires étrangers qui font escale au port de Kobe (aux dires de la ville publiés sur son site Internet…). Chemin faisant, nous passons non loin du barrage Nunobiki et de son lac de retenue déjà observés depuis le téléphérique: en 2006, il a été inscrit sur la liste des monuments considérés comme un héritage précieux, une importante propriété culturelle du Japon. Qu’a-t-il donc de spécial ?

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Une collection de flacons de parfum

Une eau de qualité ? Choléra et pandémies

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Réduction de la mortalité avec la progression de la couverture des réseaux de distribution d’eau potable au Japon
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Un syrphe, “mouche” aux allures de guêpe

En ce qui concerne la qualité de l’eau de Kobe, j’apprends en effectuant ma petite enquête que c’est une sévère épidémie de choléra qui motiva l’aménagement de réseaux d’assainissement des eaux usées et d’adduction d’eau potable: elle emporta plus de 1000 vies en 1890. L’eau n’a donc pas toujours été si bonne qu’on veut le faire croire… – Le delta du Gange est considéré comme le foyer originel et historique du choléra, car sa forte densité humaine s’accompagne d’une économie agricole basée sur l’utilisation d’engrais humain (péril fécal) -. Limitées initialement à l’Asie (Inde, Chine et Indonésie), les épidémies se développent au XIXe siècle en véritables pandémies qui atteignent le Moyen-Orient, l’Europe et les Amériques. La puissance du choléra est démultipliée par le passage de la marine à voile à la vapeur, et par l’arrivée du chemin de fer.

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Jolie chenille

Sept pandémies sont recensées :

  • 1817-1824 : Elle débute à Calcutta et frappe tout l’Extrême-Orient, ainsi que l’Afrique orientale. À partir de 1823, elle touche l’Asie mineure.
  • 1829-1837 : Elle repart du Bengale jusqu’à la Perse et la mer Caspienne, pour se diriger vers Moscou et Varsovie. Dans le même temps, elle se propage à partir de la Mecque vers l’Égypte, puis l’Europe (Paris et Londres en 1832), et enfin l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale (Cuba, Mexique).
  • 1840-1860 : Elle repart de l’Inde avec les troupes britanniques en Afghanistan et en Chine. A l’ouest, elle touche le Maghreb (en particulier l’Algérie), puis l’Europe. Elle se produit en deux vagues et fait plus d’un million de morts en Russie. Elle touche l’Amérique du Nord, y compris la Californie.
  • 1863-1875 : Elle touche l’Europe du Nord, la Belgique en 1866, puis la France, l’Afrique du Nord, La Mecque et l’Amérique du Sud.
  • 1881-1896 : L’épidémie se diffuse à partir de l’Inde vers l’est et l’ouest sur plusieurs continents. Le médecin allemand Robert Koch identifie le vibrion du choléra (bacille de Koch), une bactérie à l’origine de la maladie.
  • 1899-1923 : A partir de l’Asie, l’épidémie se répand en Russie et de là en Europe centrale et occidentale, mais elle n’atteint pas les Amériques.
  • 1961-1991 : Due à la souche El Tor, elle part de l’Indonésie en 1961, envahit l’Asie (1962), puis le Moyen-Orient et menace l’Europe (1965), elle s’étend ensuite en 1970 au continent africain. En quelques années, la nouvelle souche a remplacé la souche classique. El Tor est moins virulente mais plus apte à survivre dans l’environnement et sa diffusion mondiale emprunte probablement les voyages aériens. En 1991 elle touche l’Amérique latine, principalement le Pérou.
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Une plante grimpante-rampante très florifère le long du sentier de Nunobiki
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Évolution démographique (en millions d’habitants)

Une démographie galopante

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Ces grands papillons s’affairaient en nombre sur les reines marguerites
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Le musc est extrait des glandes abdominales des cerfs porte-musc d’Asie centrale et il entre dans la composition des parfums.

Les six premières pandémies présentent des caractéristiques communes : elles sont toutes causées par le vibrio choleræ décrit par Robert Koch en 1884, et elles démarrent du Bengale. Ces pandémies sont à mettre en parallèle avec l’évolution démographique mondiale. Entre 1600 et 1800, la population chinoise a triplé, passant de 110 à 330 millions d’habitants, de même que la population japonaise (12 à 30 millions), tandis que la population du sud-est asiatique régressait (30 à 28 millions) dans le même temps. Durant la période suivante de 1800 à 2000, la population chinoise a presque quadruplé (x 3,8), passant à 1,27 milliards, la population japonaise a plus que quadruplé (x 4,3), passant à 128 millions et la population du sud-est asiatique a été multipliée par plus de 20, passant à 600 millions !

Ainsi, entre 1877 et 1887, dans une société japonaise fragilisée par sa démographie galopante, 820 000 personnes sont infectées par des maladies, dont le choléra, dues à la prolifération de microbes dans les eaux stagnantes et polluées, et 370 000 personnes en meurent. Face à ces crises sanitaires, le gouvernement japonais décide de développer un service des eaux usées et de mettre en place des ouvrages de contrôle hydraulique dans les villes portuaires : Yokohama, Hakodate, Nagasaki et Osaka entre 1889 et 1892 ; Tokyo, Hiroshima et Kobe entre 1893 et 1897.

Contraintes géographiques

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Nombre de barrages, fonction des surfaces cultivées et de la population
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Jolie chenille

La géographie de l’archipel japonais a pour conséquence d’une part, la faible longueur des cours d’eau qui présentent de forts gradients altitudinaux, et d’autre part la concentration de la population dans les vallées et les plaines littorales. Les barrages servent à contrôler les flux hydrauliques afin de prévenir les risques de crues, mais également à retenir l’eau pour la saison moins arrosée, afin de subvenir aux besoins de l’agriculture ainsi que de la vie citadine, grande consommatrice d’eau. Enfin, l’énergie cinétique de cette eau a été mise à profit avec la mise en place de barrages hydro-électriques dès la fin de la Seconde guerre mondiale. Le système de retenue pour la culture irriguée est une technique chinoise qui fut introduite dans le pays par la Corée. Les “Chroniques du Japon” (Nihonshoki) et les “Archives des temps anciens” (Kojiki) prouvent que les Japonais utilisèrent ces techniques dès le IIIe siècle de notre ère. La structure de ces premiers ouvrages était très rudimentaire : elle était faite de boue et de feuilles compactées positionnées en alternance, comme on a pu l’observer lors de l’étude du barrage retenant le lac Sakayama-ike près de la ville d’Osaka.

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Petit lézard
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Keage (Kyoto), 1891, première centrale hydroélectrique du Japon
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Coléoptère butineur

En 1824, la découverte du ciment au Royaume-Uni (Portland Cement) a un impact considérable sur la construction de barrages, avec la construction des barrages-poids et des barrages-voûtes. Toutefois, il faudra attendre l’ère Meiji (1868-1912) pour que le Japon s’ouvre à ces nouvelles technologies. L’essor des barrages est accéléré par une politique agricole qui introduit de nouveaux moyens d’irrigation venant de “l’Ouest”, de manière imposée par le traité de paix de 1854 signé avec les Américains. L’ingénieur hollandais Van Doorn, employé par le gouvernement japonais, va organiser un plan national (en 1879) prévoyant la construction de barrages et de canaux afin d’accroître les surfaces agricoles. La conquête de ces nouvelles terres est très importante dans le cadre de la restauration Meiji car elle permet de donner des compensations aux ex-samouraïs qui, officiellement destitués à cette époque, ont perdu leurs privilèges.

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Étirement maximal pour grimper

Nunobiki, le premier barrage-poids nippon

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Les épices dans leur mortier
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Coléoptère

C’est justement Kobe qui en bénéficie la première. Un projet d’ouvrage de maîtrise hydraulique est conçu en 1892 par l’ingénieur britannique William Barton, mais son exécution est suspendue durant la guerre sino-japonaise. Il est repris par des ingénieurs japonais tels que Sano Tojiro et l’ouvrage entre en fonctionnement en 1900. Il permet de contrôler les écoulements de la Karasuharagawa notamment. Sa capacité permet d’approvisionner 250 000 habitants à raison d’un maximum de 25 000 m3 d’eau par jour. Celle-ci provient de deux lacs de retenue : le Gohonmatsu, également appelé Nunobiki, dont le barrage est mis en service en 1900, et le Tachigahata, au barrage construit en 1905 et surélevé en 1915. La première extension, achevée en 1921, offre une capacité maximale journalière de 104 200 m3 d’eau pour une population de 500 000 habitants. Un troisième barrage, le Sengari, vient compléter l’approvisionnement en eau et entre en service en 1919. De cette façon Kobe, qui ne disposait pas de grandes rivières ou de lacs pour s’approvisionner en eau, s’organise pour assurer sa ressource grâce à ces lacs de retenue.

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Pliage maximal
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Au musée des épices (Nunobiki)
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Des insectes sans cesse en mouvement

Le Gohonmatsu (Nunobiki) est donc le premier barrage-poids (gravity dam), ou barrage à gravité plein, construit au Japon. Ce type de barrage résiste à la poussée de l’eau par son propre poids, d’où la terminologie. On retrouve le plus souvent ces ouvrages dans les larges vallées pour alimenter des centrales hydroélectriques au fil de l’eau. Ils sont très sensibles aux élévations du plan d’eau et les contraintes lors de leur construction sont nombreuses, puisqu’ils sont édifiés par couches de remblais successives, aux caractéristiques variables. De plus il faut un soubassement parfaitement stabilisé afin de soutenir ces ouvrages dont la masse est également l’un des points faibles. Il est toutefois intéressant de noter que, bien que le Gohonmatsu fut localisé près de l’hypocentre (le foyer réel, situé dans les profondeurs de la terre) du séisme de Kobe qui engendra de sévères dommages dans les régions de Kobe-Osaka-Awaji en janvier 1995, le tremblement de terre ne l’endommagea pas sévèrement. En addition au corps du barrage, un travail de renforcement en prévention des séismes débuta en 2001, les sédiments furent extraits du réservoir et le rivage fut amélioré.

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Les serres du jardin aux herbes Nunobiki  ornées d’une statue de la “Mère et l’enfant” “présentée par la ville de Terni (Italie), où vécut Saint Valentin, patron des amoureux

Cosplay” à Nunobiki

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“J’ai vu un garde-forestier plus tôt” (???) (Traducteur Internet)
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Ficus (?) aux troncs savamment tressés

Lorsque nous y étions, cet environnement “exotique” (pour les autochtones) servait de cadre à une séance photos un peu spéciale. Au milieu d’un parterre fleuri sur la place attenante aux bâtiments “à la Wartburg” se tenait une jeune femme posant devant un photographe du même âge muni d’un gros appareil professionnel. Elle n’était pas en robe de mariée et ne paraissait pas devoir figurer sur des magazines de mode. Elle minaudait en prenant des allures de petite fille modèle dans sa tenue vestimentaire européenne surannée (peut-être d’inspiration anglaise ?). Passant d’un lieu à l’autre, elle arborait systématiquement la même posture en prenant un air compassé, les yeux modestement baissés, tenant son chapeau comme pour se prémunir d’une brise imaginaire qui l’eût fait s’envoler. En parcourant les rues nippones, il nous est arrivé à plusieurs reprises de croiser des adultes déguisés qui se comportaient comme si tout était normal. C’est que le Japon est devenu la patrie du “cosplay“, abréviation de “costume playing“, une sorte de jeu de rôle qui se déroule dans le cadre de la vie courante. Même si l’origine de cette mode remonte à 1939, lors de la première World Science Fiction Convention à New York, le “cosplay” a trouvé son foyer spirituel au Japon. Le terme lui-même a été inventé par le journaliste Nobuyuki Takahashi en 1984, et le fonds pléthorique de manga, jeux vidéo, dessins animés, séries télévisées produits par le pays a fourni la matière d’inspiration depuis des décennies. Ce faisant, au fil du temps, le “cosplay” est devenu un véritable phénomène mondial.

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Ma préférée
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Cosplay
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La Mélancolie de Haruhi Suzumiya, couverture du livre de manga (source)

Le “costume player”, ou “cosplayer”, est celui qui va personnifier son personnage favori en revêtant le même costume et en adoptant sa mentalité. Longtemps marqué par une image négative d’adultes déguisés, le “cosplay” est devenu depuis les années 2000 un phénomène mieux accepté, parfois même courtisé. Le “cosplayer” japonais lambda est souvent une femme, même si elle peut imiter des personnages masculins. C’est une amatrice passionnée qui fait du cosplay son hobby et réalisera à la main son costume. Les plus anciens “cosplayers” pratiquent désormais ce passe-temps en famille et initient leurs enfants. Au Japon, on trouve des espaces réservés au “cosplay” dans des évènements comme le Tokyo Game Show ou le Comifes. La mode du “cosplay” a débarqué en Occident vers la fin des années 1990, au moment où les conventions de type Japan Expo ou Epitanime commençaient à voir le jour et se démocratiser. Contrairement au Japon, le “cosplay” est ici plutôt l’occasion de participer à des concours : meilleur costume, meilleure prestation, etc. Un fait divers a défrayé la chronique l’été dernier. Le jeudi 18 juillet, un incendie d’origine criminelle a ravagé le studio Kyoto Animation (KyoAni) fondé en 1981, suscitant une grande émotion parmi les fans et admirateurs de ses productions de séries-cultes en dessins animés adaptés de manga comme Munto, Lucky Star, la Mélancolie de Haruhi Suzumiya ou encore K-On!. Il a causé la mort de 33 personnes et 36 victimes ont été hospitalisées, certaines dans un état grave. Dans ce pays réputé pour sa sécurité, cet incendie est le plus meurtrier que le Japon ait connu depuis celui survenu dans une salle de jeux à Tokyo en 2001 (44 morts) – qui n’était pas d’origine criminelle –.

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La cité portuaire de Kobe vue depuis le mont Rokkō

Pourquoi un château allemand ?

Attrait nippon pour la culture allemande

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Élégant ensemble de tuteurs souples
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Jardinage à la main au Japon (Nunobiki)

Tout cela est bien beau, mais pourquoi avoir précisément choisi ce château (dont, à ma grande honte, j’ignorais même jusqu’à l’existence), et l’Allemagne, comme invitation au dépaysement pour les habitants de Kobe – et les touristes – ? Un article d’une revue économique allemande traduit dans un journal anglophone commence par le constat (devenu un lieu commun) que les Japonais sont fascinés par les cultures étrangères (le football anglais, la musique classique autrichienne, la pâtisserie française) -, mais il ajoute aussitôt qu’ils apprécient tout spécialement la culture allemande. Cela se traduit par l’importation de ce qui leur plaît et l’intégration de ces nouveautés dans leur culture. Le Japon est une nation qui, sans perdre sa propre identité, souhaite apprendre des autres. Cette approche pourrait s’exprimer de la façon suivante: “Si quelqu’un sait faire quelque chose mieux que nous, pourquoi ne pas le copier ?”

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Un repas copieux
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Chenille suspendue à un fil de soie au-dessus du chemin
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Dirndl, costume bavarois féminin

Inversement, les Japonais sont les touristes les plus prisés par les Allemands. Pourquoi ? Parce qu’ils sont doux, respectueux, tranquilles et qu’ils trouvent tout beau. La bière est “oishii” (délicieuse), la cathédrale de Cologne “sugoi” (extraordinaire) et Dirndl, la robe traditionnelle bavaroise, “kawaii” (très mignonne). Sans forcément s’être rendus dans le pays, des Japonais interrogés sur les attraits de l’Allemagne répondent que c’est le pays de la philosophie, du droit, de la médecine moderne et du rationalisme. – C’est aussi un pays qui a subi, à l’instar du Japon, la défaite à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale -. Ils mettent également en avant les progrès de l’industrie automobile allemande dont le design n’a pas d’équivalent au Japon, l’ambiance au travail, considérée comme plus cool qu’au Japon, et l’intérêt des Allemands pour l’actualité (tout particulièrement sur les questions environnementales). La façon dont les Allemands abordent l’héritage de la Seconde Guerre Mondiale (comparativement aux Japonais) est un thème récurrent. Il est clair que le football, la musique classique et la bière figurent en haut de la liste et que la majeure partie des personnes interrogées rêverait de vivre à Düsseldorf, peut-être (je suppute) parce que cette ville est le siège du très ancien club de football Fortuna Düsseldorf fondé en 1895 !

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De vastes installations portuaires

Une influence germanique profonde

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Tuteurage des fèves
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De l’esthétique, même pour les tuteurs

Le plaisir du Japon d’adopter de nouveaux concepts culturels ressort dans son langage même. De nouveaux caractères sont spécialement inventés en “Katakana” pour modifier des concepts sur le plan linguistique. Par exemple, le mot exprimant le “travail à temps partiel” vient de l’allemand Arbeit, devenu アルバイト (Arubaito), différent du mot générique nippon du travail  仕事 (Shigoto) écrit en caractères Kanji. La culture n’est pas la seule acquisition en provenance d’Allemagne; bien des coutumes allemandes ont également été adoptées. Cela provient des intenses échanges culturels qui se sont produits durant l’ère Meiji, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe. A l’époque, le Japon s’était donné comme objectif de devenir une puissance mondiale, cherchant à s’aligner sur les États-Unis, le Royaume Uni, la France et, bien sûr, l’Allemagne qui lui servit de modèle durant sa modernisation.

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Des blonds aux yeux bleus aux prénoms allemands dans la série “L’attaque des Titans” (source)

Des juristes et politiciens allemands, tels que Rudolf von Gneist, contribuèrent grandement à l’élaboration de la constitution japonaise. Klemens Wilhelm Jacob Meckel, conseiller militaire allemand, passa trois ans à aider à la modernisation de l’armée japonaise et des médecins allemands furent introduits dans le pays aux alentours des années 1870 pour rénover le système médical. Des indices de ces changements se trouvent aussi dans le langage actuel: “Allergie” a été traduit par アレルギー (arerugii), Neurosis (névrose) est devenu ノイローゼ (noiroose), et Gypsum Plaster (plâtre) a été appelé ギプス (gipusu). Même la culture pop contient de nombreuses références à l’Allemagne. Par exemple, des personnages aux noms allemands comme Jäger ou Ackermann figurent dans l’une des plus populaires séries télévisées de dessins animés réalisés d’après des manga, l’Attaque des Titans (“Shingeki no Kyojin“).

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De simples rameaux secs pour tuteurs

Qui plus est, le paysage où se déroulent ces aventures s’inspire beaucoup de villes allemandes chargées d’histoire comme Nördlingen  et Burghausen. – La première est une ancienne ville libre impériale de Bavière, également connue comme le lieu d’impact d’une météorite qui a donné son nom à l’ère géologique du Ries. La seconde possède la plus longue forteresse d’Allemagne qui étire sur plus d’un kilomètre son mur d’enceinte ponctué de créneaux et de tours sur un éperon étroit et allongé entre les eaux de la Salzach et du Wöhrsee. L’ensemble fortifié surplombe la ville médiévale et le panorama s’étend vers les contreforts boisés des Alpes, entre Allemagne et Autriche. Dans ma jeunesse, je m’y suis rendue en séjour linguistique, mais je dois dire que ce cadre monumental exceptionnel ne m’avait pas marquée à l’époque… –

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Une très grande diversité végétale

Mori Ōgai, un écrivain très doué, a puissamment contribué à la diffusion de la culture allemande. De son vrai nom, lieutenant-général Mori Rintarō (森林太郎) (1862-1922), il naquit au sein d’une famille qui était héréditairement médecin du daimyō (seigneur féodal) du domaine Tsuwano. En tant que fils aîné, sa vocation était toute tracée, et il suivit des cours sur les œuvres classiques du confucianisme, ainsi que des leçons privées de rangaku. Ce terme signifie “apprentissage du hollandais” et, par extension, de matières “occidentales”, technologiques et médicales. Ce corps de connaissance a pu être développé au Japon grâce aux contacts avec l’enclave hollandaise de Dejima durant le shogunat Tokugawa qui mena une politique d’isolement du pays (sakoku) dont l’accès fut interdit aux étrangers de 1641 à 1853.

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Beaucoup d’insectes butineurs

En 1872, après la Restauration Meiji et l’abolition des domaines (seigneuries féodales), la famille déménagea à Tokyo et plaça Mori en résidence chez Nishi Amane pour apprendre l’allemand qui était à l’époque la langue principale pour les études médicales. Précocement diplômé, il s’engagea en tant que médecin militaire dans l’armée impériale japonaise qui l’envoya compléter sa formation en Allemagne (Leipzig, Dresden, Munich et Berlin). Déjà passionné par la littérature japonaise et chinoise, il s’intéressa à la littérature européenne. A son retour au pays, il travailla dans la recherche médicale, gravissant les échelons de la médecine militaire jusqu’au plus haut grade. Il poursuivit parallèlement ses travaux d’écriture, essayant de revitaliser la littérature japonaise, tant par ses œuvres romanesques et poétiques, que par ses traductions d’œuvres littéraires germaniques, jusqu’à devenir en 1907 directeur de l’Académie impériale des Beaux-Arts.

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Humble sanctuaire au pied de la montagne, au démarrage du sentier botanique vers Nunobiki

“La Danseuse” (舞姫 Maihime), publié en 1890, est un roman d’inspiration autobiographique toujours lu par les lycéens actuels. Mori Ōgai y rapporte les expériences vécues durant ses études de médecine en Allemagne. En parallèle avec le livret de l’opéra de Puccini Madame Butterfly, où l’officier américain abandonne en 1900 à Nagasaki la jeune geisha japonaise devenue son épouse, c’est ici le Japonais qui, dans les années 1880, privilégie sa carrière et choisit d’abandonner son amante allemande, enceinte, qui tombera en dépression nerveuse. Une adaptation en dessin animé de cette histoire a été réalisée par un studio américain. Comme d’autres figures historiques de la Restauration Meiji, Mori Ōgai est lui-même devenu un protagoniste du roman historique Saka no Ue no Kumo de Ryōtarō Shiba. Il joue aussi un rôle important dans le roman fantastique historique Teito Monogatari de Hiroshi Aramata. Il est un personnage du manga Bungo Stray Dogs et de son adaptation en dessin animé, qui s’inspire largement des noms, des histoires et des détails biographiques des auteurs évoqués. Cette imprégnation si profonde du peuple japonais par la culture allemande rend finalement bien compréhensible le choix thématique du jardin aux herbes Nunobiki, de même que l’architecture des bâtiments attenants apparaît fort judicieuse et bienvenue. J’en viens à me demander si les Japonais n’ont pas une meilleure connaissance de ce pays que les Français, alors que l’Allemagne est si proche de nous et qu’elle est notre principal partenaire économique au sein de l’Europe. Voilà qui donne à réfléchir sur notre ouverture d’esprit…

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Des Japonaises heureuses de voir Jérémy esquisser la cascade

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Claude Labat
4 années

Bonjour Cathy,

Juste une petite question…

En nous montrant les acrobaties des chenilles (très belles photos!), voudrais-tu rappeler nos misères humaines : arthrose, rhumatismes et autres joyeusetés qui nous empêchent d’être aussi souples et surtout de devenir papillon ?

Les reportages du Monde de Cathy sont à mes journées ce que le gâteau du dimanche est à mes semaines : un rite et un régal. Merci

Amicalement

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