Alishan, tout un périple !
Trois heures et demie du matin. Dans un demi-sommeil, nous nous habillons hâtivement et nous quittons l’hôtel à pied pour nous rendre à la gare un peu plus haut. Le guide, la veille, nous a dit que le train partirait à 4 heures, mais les passagers se comptent sur les doigts de la main à cette heure précoce. Toutefois, une demi-heure plus tard, heure effective du départ, le hall de gare est plein d’une foule débonnaire en tenue vestimentaire diverse et variée. Un grand gars a enfilé un peignoir de bain blanc qui lui laisse les mollets à l’air, des jeunes chinoises sont déjà sur leur trente-et-un, il ne manque plus que l’ombrelle, d’autres voyageurs ont rapidement enfilé un jogging, les enfants sont emmitouflés dans des châles et couvertures, quelques frileux se sont coiffés d’un bonnet de laine ou arborent un chapeau de randonnée… La file déborde du couloir en colimaçon donnant accès au quai où deux contrôleurs bloquent le passage.
La voie ferroviaire de la forêt d’Alishan :
Nous nous trouvons au cœur de l’île, en pleine montagne. Cette gare me paraît totalement surdimensionnée, c’est un bâtiment construit sur deux niveaux avec une recherche architecturale manifeste, luxueuse même. Je remarque notamment les sculptures monumentales sur souches ou troncs d’arbres dressées sur l’esplanade à l’extérieur du hall, et, à l’étage, la vaste salle d’exposition ouverte à tous les vents, sans oublier les colonnes en faisceaux de quatre poutres en lamellé-collé (très à la mode dans les aéroports) qui supportent l’avant-toit galbé du quai. Une volée de marches mène à un grand parking en contrebas qui dessert des restaurants, des hôtels, un office de tourisme, un bureau de poste. A un angle, un arrêt de bus. Cela fait penser à une station de ski – sans la neige ni les remonte-pente, bien sûr, nous sommes sous les tropiques. La veille au soir, des flots de Chinois s’écoulaient en groupes successifs, vidant les lieux pour se rendre sur d’autres sites remarquables.
Lever de soleil derrière la montagne de Jade photographié depuis le sommet de Zhushan
La construction du réseau ferroviaire de la forêt d’Alishan remonte à 1912. Taïwan était alors sous la dépendance de l’empire du Japon après la défaite de la dynastie chinoise Qing qui, par le traité de Shimonoseki, avait dû accepter en 1895 la cession de l’île. Ces voies étroites servaient à l’exploitation forestière et à l’acheminement des précieux bois tropicaux vers les ports également construits par le gouvernement colonial japonais.
Outre le bois, le Japon importait ainsi de Taïwan des pondéreux comme le charbon, le gravier et le sucre de canne (une plante introduite par la Compagnie des Indes néerlandaise dans le sud de l’île entre 1622 et 1662). En 1945, suite à la défaite japonaise à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la république de Chine récupère Taïwan. Le rail commence à décliner, en partie à cause des destructions d’équipements opérées durant la guerre, mais également en raison de changements économiques. Au fur et à mesure de l’amenuisement des débouchés du bois et de la houille, les lignes de desserte se ferment. En outre, la Taiwan Railways Administration (TRA) nouvellement fondée après la guerre doit faire face à la concurrence de nouveaux modes de transport: les premières compagnies de transport par bus et par camions et, bientôt, les voitures. En 1949, après avoir perdu la guerre civile contre les communistes, le gouvernement de la République contrôlé par le Kuomintang (Tchang Kaï-chek) s’installe dans l’île, avec l’apport d’un transfert massif de population issue du continent. L’exploitation forestière se poursuit avec le nouveau régime en place.
En 1982, l’achèvement de la construction de la route d’Alishan sonne le glas de ce réseau ferroviaire montagnard, le transport s’effectuant de façon bien plus économique et rapide par la route. L’État anticipe sa reconversion en attraction touristique, car, dès janvier 1981, cette nouvelle gare entre en fonctionnement. Ses dimensions imposantes montrent l’ambition gouvernementale de développer le grand marché lucratif de l’industrie touristique. Ils semblent avoir bien négocié ce virage économique, à en juger par la foule qui se presse le jour de notre passage. Nous avons trouvé place sur les bancs qui se font face, mais nombreux sont les passagers qui doivent effectuer le transport debout. Je suis un peu incommodée au début par les gaz d’échappement du moteur diesel, mais nous sommes étonnés de la puissance de la locomotive qui réussit à monter la forte pente sans faire usage de crémaillère. La voie chemine à flanc de montagne, bordée de part et d’autre par la forêt. A plusieurs reprises, nous nous enfonçons dans des tunnels obscurs et nous avons même la surprise d’effectuer un virage en épingle à cheveu, incroyable ! C’est une véritable performance, nous sommes impressionnés !
Ce dont nous n’avons pas conscience (et heureusement !), c’est que cette région, située à la jonction de deux plaques tectoniques, est régulièrement secouée par des tremblements de terre. Le séisme le plus meurtrier des dernières décennies – de magnitude 7,6 – remonte à vingt ans: le 21 septembre 1999, il a provoqué la mort d’environ 2 400 personnes sur l’île. La gare d’Alishan a été gravement endommagée et n’a été remplacée qu’en 2007. Huit ans de latence car, bien sûr, l’Etat a d’autres priorités pour la reconstruction des équipements publics. Mais il y a aussi une autre raison qui justifie ses réticences: le nombre important d’accidents qui se sont produits sur ce réseau. Par exemple, le 24 avril 1981, l’effondrement d’un tunnel provoqua la mort de 9 personnes et 13 autres furent blessées. Le 1er mars 2003, 17 personnes furent tuées et 156 blessées lors d’un déraillement près de la gare d’Alishan. Après la remise en fonction de la ligne, 5 touristes furent tués et 113 blessés lors d’un nouveau déraillement le 27 avril 2011… Ce n’est pas tout ! Les pluies torrentielles engendrées par le typhon Morakot en 2009 provoquèrent un glissement de terrain qui emporta une partie de la voie, toujours close à ce jour. En août 2015, ce fut le typhon Soudelor qui endommagea la section Chiayi-Fenqihu qui put toutefois être réouverte dès le 12 août.
Revenons à notre périple. Pourquoi tant de gens ont-ils quitté de si bonne heure la chaleur de leur lit douillet ? Je vous le donne en mille : pour admirer le lever du soleil par delà les montagnes ! Au terminus de Zhushan, nous quittons le train et escaladons une volée de marches en vitesse. Un terre-plein flanqué à gauche de baraquements de restauration rapide, quelques arbres et, en face, une rambarde donnant sur le vide. C’est là, à Xiaoliyuan (Ogasawara), 2400 m d’altitude, que tous les photographes viennent se presser et commencent à effectuer les réglages pour ne rien rater du moment fatidique.
Xiaoliyuan (Ogasawara), 2400 m d’altitude
Il fait encore sombre, nous avons une bonne demi-heure à attendre. Le gros de la troupe arrive derrière nous, et bientôt nous devons subir les harangues des guides taïwanais. Ils parlent très fort, très vite, en continu, sur un ton à la fois autoritaire, emphatique, dramatique et usent même parfois (c’est amusant) d’un style similaire à celui des commentateurs espagnols de sports collectifs. Mais que peuvent-ils raconter pendant plus d’une demi-heure à ces citadins agglutinés autour d’eux ? Une vraie ambiance de foire ! Il est vain d’espérer un moment de recueillement, de silence et de méditation pour célébrer l’aube et l’apparition de l’astre diurne… Nous le prenons avec bonne humeur, pensant finalement qu’il s’agit là d’une vraie ambiance locale que nous ne trouverons nulle part ailleurs !
Un silence relatif s’instaure durant les quelques minutes qui précèdent et qui suivent le lever du soleil, puis, rapidement, la foule se disperse, les plus affamés se dirigent vers les stands, les plus pressés vers le train et les autres restent là tranquilles à bavarder et profiter du paysage. Du coup, les wagons sont moins chargés qu’à l’aller et j’en profite pour observer un couple qui attire mon attention. Un homme âgé est accompagné d’une jeune femme attentionnée. A un moment donné, quelqu’un vient les saluer et je reconnais la langue japonaise. Ils rient aux éclats, puis se saluent de cette façon qui nous paraît toujours un peu cérémonieuse. Le vieil homme regarde attentivement le paysage et signale à sa compagne des lieux. Je suppose (mais je me trompe peut-être) qu’elle est sa petite-fille, ou bien sa fille, car j’ai du mal à lui donner un âge, elle est mince, avec un visage lisse empreint de douceur et de retenue. Nous finissons par lier connaissance et nous apprenons que cet homme est né ici et que c’est la première fois qu’il revient au pays. Il est manifestement très ému et très heureux de revoir les endroits fréquentés durant sa jeunesse.
Il est un “Wansei“, un terme qui signifie littéralement “né à Taïwan”, mais qui s’applique à toute la descendance japonaise (à l’exception du personnel militaire détaché sur l’île) qui habitait Taïwan et fut rapatriée à la fin de la seconde guerre mondiale. Sur l’île, les colons et leur famille étaient appelés “naichijin“; après la défaite du Japon en 1945, un questionnaire fut adressé à la totalité de la population, soit 384 847 personnes (200 026 hommes et 184 821 femmes, formant 106 201 foyers), pour savoir qui souhaitait rester à Taïwan ou en partir. Les épouses non japonaises eurent aussi la possibilité d’émigrer au Japon avec leur famille si elles le souhaitaient. Sur les 323 269 réponses, 182 260 choisirent le Japon et 141 009 Taïwan. En règle générale, les Wansei forment une communauté bien éduquée : elle comprend un fort pourcentage de diplômés de l’université et beaucoup s’en sortent fort bien dans le travail qu’ils ont choisi.
L’une des raisons de ce succès tient à l’éducation de haute qualité qui leur fut donnée durant leur jeunesse à Taïwan. Des pratiques discriminatoires plaçaient les naichijin dans des écoles primaires séparées, ce qui leur donnait un avantage indiscutable par rapport à leurs condisciples taïwanais et les poussait à poursuivre leurs études. Il en était de même lors du service civil durant lequel ils recevaient du gouvernement une indemnité substantielle d’affectation à l’étranger, les Taïwanais de souche étant bien moins payés. Les citoyens taïwanais d’un certain âge qui grandirent sous l’occupation japonaise sont appelés la “génération de langue japonaise”, car les cours se faisaient en japonais et ils le parlent encore couramment. Bien que l’âge ait fait disparaître bon nombre d’entre eux, cette communauté forme encore un secteur significatif de la société taïwanaise. Les Wansei ont en commun l’affection durable qu’ils éprouvent envers Taïwan. En dépit de l’absence de relations diplomatiques entre Tokyo et Taipei, il y a d’intenses échanges sociaux, culturels et économiques entre les deux pays, 5 millions de personnes voyageant dans un sens ou l’autre. Taïwan est devenue une destination de plus en plus populaire pour les voyages de classe traditionnellement organisés par les lycées japonais, en 2015, il était prévu la venue de 30 000 élèves.
Retour à la gare
De retour à la gare, Jean-Louis part à l’hôtel se reposer, tandis que Richard et moi remontons à pied pour prendre quelques photos. Il y avait de beaux points de vue dans la descente, mais il n’était pas possible de faire de photos correctes depuis le train en mouvement. Nous regrettons un peu de ne pas avoir effectué la descente à pied, au moins depuis la gare intermédiaire de Zhaoping située à seulement une vingtaine de minutes de notre port d’attache. Le problème, c’est qu’un taxi vient nous chercher à 10 heures et nous ne voulons pas le manquer. Chemin faisant, nous voyons une pancarte indiquant un site remarquable que nous n’avons pas vu la veille : Shuishan Giant Tree. Plus besoin de monter, le chemin est quasiment horizontal, c’est en fait une voie ferrée désaffectée qui mène à un dépôt. Nous poursuivons notre marche en nous dépêchant un peu, car nous n’avons aucune idée de la distance à parcourir. Nous croisons un couple qui nous rassure, le terme est proche. C’est dommage de ne pas pouvoir profiter du calme de cette balade en forêt, loin de la foule et de sa cohue. Les oiseaux chantent, les rayons du petit matin baignent l’espace d’une lumière chaude et nette, parfaite pour les photos. La sente se rétrécit et se convertit en marches pour gravir la pente en serpentant entre les troncs verticaux des arbres.
Enfin, voilà le cyprès rouge taïwanais !
C’est un arbre énorme, dont la circonférence du tronc dépasse largement tout ce que j’ai vu jusqu’à présent. Pourtant, la veille, nous avons fait un circuit des arbres remarquables et certains étaient déjà fabuleusement imposants et d’un âge vénérable. Selon les estimations, ce cyprès rouge taïwanais aurait 2000 ans ! Ce n’est pas le plus vieux, un cyprès taïwanais de 2500 ans a été découvert récemment au sud de la chaîne centrale de montagne, mais nous sommes très impressionnés.
Les conditions pour l’observer sont idéales, aucun touriste. Un oiseau chante, perché sur une haute branche, un autre lui répond dans le lointain. Nous tournons à loisir autour de cette vivante relique qui a résisté à toutes les intempéries naturelles et aux convoitises humaines. Nous reculons sur une plate-forme qui a été bâtie à cet effet pour tenter de le voir dans toute sa hauteur. Ses branches servent de support au Rhododendron kawakamii, à la fougère Oleandra wallichii (Hook.), des prêles et d’autres plantes autochtones. Un visiteur nous rejoint. Je lui propose de le photographier devant l’arbre et, après une hésitation, il accepte avec plaisir et nous rend la pareille. Nous repartons et le laissons profiter à son tour de la solitude et de la paix qui émane de ce lieu.
Alors qu’une heure plus tard nous avons rejoint Jean Louis et prenons ensemble un petit déjeuner taïwanais dans un restaurant, nous reconnaissons notre homme à une table voisine. Une fois terminée notre collation, il vient nous rejoindre dehors et nous redemande d’où nous venons. Quoi ? Vous venez vraiment de France pour visiter Taïwan ? Mais c’est très loin ! Il nous raconte alors qu’il est un policier de Chiayi (la grande ville côtière qui tient le rôle d’une préfecture). Il termine une mission de trois jours de contrôle des installations d’Alishan avec deux collègues. Il a profité de ses dernières heures ici pour rendre visite à cet arbre vénérable. Il nous quitte en nous serrant chaudement la main. Il nous fait sentir qu’il considère comme un honneur de nous avoir rencontrés et qu’il apprécie infiniment que nous ayons eu envie de découvrir son pays…