Sommaire
- 🌲 Voyage au Far-West : La forêt
- 💧 Voyage au Far-West : L’eau
- 🦗 Voyage au Far-West : La biodiversité
- Éclipse
- Photos – Utah
- Photos – Yellowstone
- Photos – Mont Teton
- Photos – Penelope Island
Conférence à Aci Gasconha, centre culturel Tivoli d’Anglet, suite au voyage aux USA effectué par Marie-Jeanne, Jean-Bertrand, Joëlle, Jean-Louis et Cathy de la Société d’Astronomie Populaire de la Côte Basque et des amis californiens de Marie-Jeanne, Candi et Robert. |
Voyage au Far West
L’Europe sous le prisme de l’Amérique
La biodiversité
La culture Fremont
Après avoir étudié l’impact de la colonisation européenne sur la forêt et l’eau en Amérique du Nord, qu’en est-il de la biodiversité ? Alors que nous poursuivons notre périple en quittant la ville de Moab et son parc naturel Canyon lands au sud de l’Utah pour nous rendre dans le nord, au parc naturel de Yellowstone, nous faisons halte à mi-chemin au musée préhistorique de Price. A côté des dinosaures et des mammouths, un espace est dédié aux Amérindiens de la culture Fremont, ainsi nommée en raison du site archéologique découvert entre 1928 et 1929 par Noel Morss : les vestiges se trouvaient le long de la rivière Fremont et dans la zone du Nine Mile Canyon. La culture Fremont “classique” s’est développée dans l’est de l’Utah et l’ouest du Colorado, à l’est des Wasatch Mountains, durant une période comprise entre 450 et 1250 après J.-C. Après cette date, on suppose que ces Indiens ont quitté la région et qu’ils se sont fondus dans les populations voisines du Grand Bassin et du Plateau du Colorado. Leur disparition remonte bien avant la colonisation européenne. Que leur est-il advenu ? – Photos : Livre de Noel Morss –
Aujourd’hui, les Américains essaient de se forger une histoire ancrée dans le Nouveau Monde. Ils fouillent le sous-sol et reconstituent peu à peu la chronologie de la colonisation du continent par les humains. Lors d’investigations dans la région de Canyon lands (Moab), des vestiges archéologiques ont révélé l’existence de cette population indienne disparue relativement récemment. Pourtant, tout montrait sa grande capacité d’adaptation à un environnement parfois dur et extrêmement variable. Son territoire s’étendait sur des montagnes, des canyons, des marais et un désert semi-aride, chaque zone écologique étant caractérisée par une flore et une faune particulière. Avant l’arrivée des Européens, le mouflon d’Amérique était l’animal le plus communément chassé dans la région. Il était une source alimentaire, vestimentaire et d’outillage pour ces Indiens Fremont qui le représentaient souvent sur leurs pétroglyphes.
Ils étaient principalement des agriculteurs et cultivaient du maïs, des haricots et de la courge, mais ils complétaient leur régime alimentaire par la cueillette de plantes sauvages et la chasse. La proportion entre ces sources alimentaires variait suivant les régions. Ces gens étaient très efficaces pour exploiter leur environnement local et ajuster leur régime en fonction des fluctuations des conditions environnementales.
En dépit de sa flexibilité, la culture Fremont a disparu. On pense qu’une longue période de sécheresse a obligé les gens à migrer sous des cieux plus cléments. Si pareille calamité se reproduisait dans ces États de l’Ouest américain, les habitants actuels auraient beaucoup moins de cordes à leur arc pour s’adapter en fonction de sources alimentaires locales. L’élevage est déjà sous perfusion et ne se maintient que grâce à l’irrigation de prairies artificielles de luzerne, et l’agriculture n’est possible que sur une très faible portion de ce territoire, également grâce à une irrigation intensive. Que feront-ils si l’eau vient à manquer ? – Photo ci-dessous : Mormon-tea (Ephedra nevadensis) : utilisé comme aliment et remède par les Indiens – Liste : Ressources sauvages végétales et animales de la culture Fremont –
Plantes sauvages
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Gibier
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le tournesol | Cerf hémione | |
l’amarante | mouflon | |
le chénopode blanc (lambsquarter) | bison | |
le chénopode berlandieri (goosefoot) | Cerf du Canada | |
le cactus | antilocapra | |
le genévrier | lapin | |
l’arachide (pickleweed) | porc-épic | |
les pignons | écureuil | |
les noix | castor | |
les prêles (horsetails) | grenouille | |
le jonc | gaufre | |
le typha | oiseaux des marais | |
poissons | ||
Les Shoshone-Bannock
Nous avons découvert l’existence des tribus indiennes Shoshone-Bannock sur le chemin du retour vers Salt Lake City. Au sud de l’Idaho se trouve la réserve Fort Hall et son musée en bordure de la route principale, non loin de la ville de Pocatello. Il est bien triste de voir les panneaux d’interprétation marqués au sceau de PacifiCorp, une grosse compagnie d’électricité de l’ouest des États-Unis. Ce financement a dû être une compensation bien modeste des désagréments occasionnés par la construction de barrages et l’ennoiement consécutif de vallées de leur territoire aux ressources en eau très convoitées. Avant l’arrivée des Européens, les Shoshone-Bannock vivaient de chasse, de pêche et de cueillette le long des berges des rivières. Sachant cela, l’ironie du panneau ci-dessous est grinçante, et même choquante : bien en évidence, on peut lire au centre « L’eau, centrale pour la vie des Natifs » – c’est-à-dire des Amérindiens – et dans l’angle inférieur droit, le logo et le nom de la société (un peu de publicité, cela ne peut pas nuire…).
Parmi tous les sentiers tracés par les Indiens durant leurs pérégrinations saisonnières, une portion de la Grande Route de la Médecine sera empruntée par les colons en provenance de l’est qui se rendent en Oregon. De part et d’autre se trouvent beaucoup de piscines chaudes et de sources thermales entourées de roches rouges ou blanches et de plantes particulières qui sont utilisées à des fins médicinales et cérémonielles. Leur collecte et leur administration sont dévolues aux femmes indiennes.
Deux traités sont signés, l’un en 1863, l’autre en 1868, pour préserver un espace où les Shoshone-Bannock pourront perpétuer leur mode de vie traditionnel. Mais la pression des colons est immense, et les Indiens sont obligés de rétrocéder en l’espace d’une trentaine d’années, en 1880 et en 1898, les deux tiers de la superficie qui leur a été dévolue. C’est pourtant bien peu de chose, au regard de l’aire occupée autrefois qui s’étendait du nord-ouest du Mexique au sud-ouest du Canada.
Carte sur l’évolution des limites de la réserve – Vannerie Shoshone-Bannock |
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Le traité de Fort Bridger de 1868 ratifié par le gouvernement U.S. et les tribus Shoshone-Bannock est essentiel pour celles-ci. En sus d’affirmer l’établissement de la réserve de Fort Hall, il énonce les droits inhérents de ces tribus à l’auto-gouvernance et l’auto-préservation. Cela implique que leurs membres ont le droit d’utiliser toutes terres publiques fédérales inoccupées dans le pays pour y pratiquer la chasse, la pêche et la cueillette. Cet article du traité est toujours en vigueur. Le musée recèle une foule d’informations sur leur mode de vie, mais je n’en ai extrait que deux exemples qui illustrent l’incidence de la colonisation sur leurs ressources vitales.
Icones de Pocatello, chef Shoshone, devant la façade de la High School (Pocatello, Idaho)
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Lors de l’établissement du traité de 1868, les Bannock avaient sélectionné les prairies à Camas pour qu’elles soient incluses dans la réserve, mais en raison d’une erreur typographique (sic), Camas fut transcrit par Kansas, et cette demande fut effacée du Traité. Camas, ou Quamash, est une plante qui pousse dans les marais, les prairies humides et sur les rives des cours d’eau. Les Shoshone et Bannock en récoltent les bulbes comestibles, nourrissants, au goût de patate douce, en plus sucré. C’est l’une des sources alimentaires majeures. Lorsque, après la signature du traité, les Shoshone et les Bannock s’en vont les collecter, ils s’aperçoivent que ceux-ci ont été déracinés par les cochons des fermiers. Ce sera l’une des causes de la Guerre Bannock.
Illustration : Camas, ou Quamash – Carte : Zone d’implantation de la Camas
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Aujourd’hui, c’est sur le plan légal que se poursuit le combat pour restaurer dans leurs conditions naturelles le bassin de la Snake River et les terres inoccupées attenantes. La construction de barrages hydroélectriques a engendré la baisse des populations de saumon et de truite en aval de la Snake et de la Columbia River. Les dérivations de l’eau, les mines, l’exploitation forestière, le pâturage du bétail, l’agriculture, l’urbanisation, la sédimentation et les pêches commerciales ont aussi joué un rôle significatif dans cette réduction au point que ces poissons sont désormais protégés par la loi des espèces menacées.
Pour inverser la tendance et accroître l’abondance, la distribution, la diversité génétique et la productivité des populations de saumons et de truites qui remontent jusqu’en Idaho, les Tribus préconisent d’améliorer leur habitat, de créer des écloseries supplémentaires, de préserver un flux suffisant, et de gérer leur pêche. Dans ce but, les Tribus incitent toutes les parties prenantes à la concertation et la coopération et elles négocient avec les rédacteurs du programme de compensation en aval de la Snake River, le ministère de la pêche et de la chasse de l’Idaho, les pêches NOAA (National Oceanic and Atmospheric Administration), l’administration de l’électricité de Bonneville et les autres agences.
Le loup et le castor
La culture des Indiens Fremont a donc disparu pour des raisons climatiques, et celle des Shoshone-Bannock se maintient très difficilement en marge du monde moderne, dans un environnement gravement perturbé par la colonisation de l’ouest américain. Mais au sein de la grande administration des parcs américains, une réflexion chemine lentement. Au bout d’un siècle de gestion du parc national Yellowstone, il a été décidé de restaurer un équilibre perdu en réintroduisant en 1995 un animal longtemps décrié et pourchassé par les colons, le loup. Quinze ans plus tard, en 2011, le parc publie un article sur le site officiel. Il relate les étonnants changements en cascades qui en ont découlé. Par exemple, les colonies de castors sont passées de une à neuf, et les bosquets de peuplier tremble américain, de saule et de peuplier qui s’étiolaient le long des cours d’eau se sont remis à prospérer. Quel rapport avec la réintroduction du loup ?
Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1930, lorsque le dernier loup du parc fut tué. Même si le grand cerf de Yellowstone (wapiti) était encore chassé par les ours noirs et grizzly, les cougars, et dans une moindre mesure les coyotes, l’absence de loup ôta une énorme pression de prédation sur le cerf. Par conséquent, sa population se porta très bien – peut-être même trop bien. Il en résulta deux effets: le cerf épuisa les ressources de Yellowstone en y demeurant sur place même en hiver et en broutant tous les arbres le long des cours d’eau. Cela fit du tort au castor qui a besoin de ces arbres pour survivre en hiver.
En 2011, on compte trois fois plus de cerfs qu’en 1968, mais, étonnamment, les saules ont bonne allure. Pourquoi? Parce que la pression de prédation de la part des loups oblige les cerfs à bouger, ils n’ont plus le temps de brouter trop à ras les saules. Après la coupe de jeunes arbres par des castors, le bosquet reconstitue 84% de sa biomasse en deux ans, alors que les arbres broutés n’arrivent à récupérer dans le même temps que 6% de leur biomasse perdue. Continuons la liste des effets en cascade. Lorsque les castors se répandirent et construisirent de nouveaux barrages formant des étangs, l’hydrologie du courant fut modifiée, les différences saisonnières de flux furent nivelées, l’eau stockée permit de recharger la nappe phréatique. Les poissons disposèrent d’une eau fraîche et ombragée, tandis que le saule de nouveau robuste offrait un habitat pour les oiseaux chanteurs.
Castor ! Beaver !
(Yellowstone)
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Quant aux cerfs, ils ont prouvé leurs capacités d’adaptation. Quand les loups sont dans les parages, ils deviennent plus vigilants et broutent moins. Le troupeau se divise en petites unités qui vont se cacher dans l’épaisseur des fourrés. Ils retournent dans les prairies ouvertes sitôt le danger écarté. Autrefois, la première cause de mortalité des cerfs était la neige et les rigueurs hivernales. Aujourd’hui, les hivers sont plus doux, et c’est le loup qui devient la principale cause de leur mortalité. Cette combinaison de moins de neige et plus de loups a aussi bénéficié aux charognards petits et grands, du corbeau à l’ours grizzly. Au lieu d’un cycle d’excès et de manque de disponibilité de charognes – comme c’était le cas avant la réintroduction du loup et lorsque les hivers étaient plus rudes – il y a maintenant une distribution plus régulière de charognes durant tout l’hiver et le début du printemps.
Cela bénéficie aux corbeaux, aux aigles, aux pies, aux coyotes et aux ours (noirs et grizzly), tout particulièrement lorsque ces derniers s’éveillent affamés de leur hibernation. Le réseau de vie lié aux proies tuées par les loups est même plus vaste encore : les coléoptères, le carcajou, le lynx et d’autres encore en dépendent. Les légendes indiennes sur les corbeaux qui suivent les loups sont exactes: ils le font parce que la présence de loups signifie celle de nourriture.
Bisons et Indiens
Du loup, passons au bison. Il était et demeure encore important pour beaucoup de tribus indiennes. Sa chasse procure de la viande fraîche pour beaucoup de jours, mais la majorité est découpée et séchée, puis écrasée et mélangée avec des baies pour confectionner du pemmican. Les peaux pour les tipis étaient rendues étanches par fumage. Les cornes servaient de supports arqués, de matériau pour fabriquer des louches, des cuillères et des coupes, tandis que les sabots donnaient des hochets et de la glu. Les calculs biliaires fournissaient un pigment jaune pour la peinture et le fumier séché était utilisé comme combustible.
La quasi-disparition du bison dans les Grandes Plaines a eu des répercutions écologiques. A l’inverse du bétail bovin, les bisons sont naturellement adaptés pour prospérer dans cet environnement, leur tête géante leur permet d’avancer dans la neige et ils sont mieux à même de survivre lors de sévères conditions hivernales. En outre, le pâturage des bisons aide à cultiver la prairie, la préparant pour héberger toute une gamme de plantes. Le bétail bovin, en revanche, sélectionne l’herbe parmi la végétation et son élevage nécessite une telle quantité d’eau que les nappes aquifères sont en train de s’épuiser. Le surpâturage des herbes engendre l’érosion de la terre végétale et ce fut sans doute un important facteur dans l’apparition des “bols de poussière et des blizzards noirs” des années 1930, de concert avec la mécanisation de l’agriculture qui débutait dans ces régions et l’avènement d’une décennie de grande sécheresse.
Il y a dix ans, pendant l’hiver 2007-2008, 1631 bisons furent tués par des fonctionnaires du Montana : ces animaux en quête de pâturage avaient quitté l’aire protégée du parc Yellowstone qui est à cheval sur le Wyoming, le Montana et l’Idaho. Le fondateur d’une association indienne commentait ainsi ce récent massacre : “…Je pense que le fond du problème avec la société des Blancs est sa peur de tout ce qui est sauvage. Elle est terrifiée par tout ce qu’elle ne peut pas contrôler, alors que les “Premières Nations” (les Indiens) sont fières de faire partie de cette nature et elles la protègent car elles sont conscientes de son importance.”
Braconnage du bison au Yellowstone
Dans les années 1800, la chasse commerciale, la chasse sportive et l’armée américaine réduisirent drastiquement la population de bisons. Pourquoi l’armée ? Car, d’une part, il fallait approvisionner les troupes et, d’autre part, elle avait trouvé ce moyen de lutte en coupant les vivres aux Indiens des plaines devenus très mobiles grâce à leur adoption du cheval. Enfin, même si les bisons de Yellowstone étaient devenus théoriquement protégés depuis la création du parc, vers 1902 les braconniers avaient réduit le troupeau à quelque 25 animaux.
Du bison au menu de Roosevelt Lodge (Yellowstone)
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L’armée américaine, qui alors administrait Yellowstone, eut cette fois pour charge, ironiquement, d’assurer leur protection en luttant activement contre le braconnage. Des bisons de troupeaux privés furent envoyées en renfort, dont 18 femelles de Michael Pablo et Charles Allard des tribus confédérées Salish et Kootenai dans le nord-ouest du Montana. Durant des décennies, on contrôla les mouvements des bisons car on pensait alors que ces animaux sur-pâturaient le parc, de concert avec le cerf et l’antilocapra americana. A partir de 1968, toute gestion intrusive cessa (y compris les réductions d’effectifs) et aujourd’hui, environ 3000 bisons sauvages errent librement dans le parc national Yellowstone.
Si ce troupeau qui a frôlé l’extinction il y a juste un siècle a ainsi pu se reconstituer, c’est parce qu’il est composé uniquement de bêtes non hybridées avec le bétail venu d’Europe. Il a conservé un comportement naturel, les bisons se réunissent à la saison de reproduction pendant laquelle les mâles s’affrontent pour former des harems. Le moment venu, ils partent en migration et explorent de nouveaux territoires.
Le bison, la vache et le lapin
Voici une autre histoire de bison. En 1941, l’État américain décide de réintroduire le bison sur les Henry mountains dans le sud-est de l’Utah en prélevant 18 individus du troupeau sauvage de Yellowstone. De nos jours, le troupeau compte environ 325 individus et sa population est maintenue stable par l’attribution de permis de chasse distribués au compte-goutte (70 par tirage au sort pour 1000 demandes). Bien sûr, les éleveurs se plaignent que le bison mange l’herbe dont leurs vaches dépendent pour survivre en hiver. Pour en avoir le cœur net, un chercheur de l’université de l’Utah a réalisé une étude dont il a publié les résultats tout récemment, en 2015.
Il a isolé 40 enclos dont la moitié était interdite d’accès aux bisons et aux bovins et l’autre moitié empêchait également les lièvres d’y pénétrer. Le résultat étonna tout le monde, chercheurs et éleveurs : il s’avéra que le bétail consommait 52,3% de l’herbe, les lagomorphes (lièvres, lapins et pikas) 34,1% et les bisons seulement 13,7%. Qui plus est, les lièvres ont un cycle de vie variable et leur population au moment de l’étude était en dessous du pic, ce qui signifie que leur impact pourrait être encore supérieur à celui qui a été évalué, mais aussi qu’il pourrait être moindre. Les éleveurs en tirèrent immédiatement la leçon: ils comprirent qu’il fallait réduire, ou du moins réglementer, la chasse au coyote, prédateur naturel du lièvre. Elle est pratiquée dans ces montagnes pour protéger le cerf hémione qui fait l’objet d’une chasse au trophée. En conclusion, là encore se produit une réaction en chaîne, le retrait ou l’introduction d’un animal conduisant à des conséquences inattendues.
Incendies : Peuplier tremble américain, Pin ponderosa
Quand les colons s’installèrent, de nouvelles pratiques de gestion – incluant le pâturage du bétail, la récolte de bois et la suppression des incendies – modelèrent les forêts. Depuis 1996, des scientifiques nord-américains notent une augmentation du nombre de peupliers trembles morts ou mourants et le phénomène s’accélère en 2004, que se passe-t-il ? Ce n’est ni un insecte, ni une maladie, ni une condition environnementale spécifique. Parfois juste quelques arbres sont touchés, parfois des bosquets entiers. Les ongulés sont-ils les coupables ? A haute altitude, lorsque l’herbe est rare, les ongulés broutent les jeunes rejets de peuplier tremble et les empêchent d’atteindre la maturité. De ce fait, les bosquets de peuplier tremble poussant à proximité du bétail ou en présence de cervidés (cerf hémione, elk-wapiti) ont très peu de jeunes arbres et peuvent se voir envahis par les conifères qui ne sont pas broutés.
Le dépérissement actuel constaté en Amérique de l’Ouest s’enracine peut-être dans la politique stricte de suppression des incendies aux États-Unis. Lorsque les parties aériennes sont brûlées, ces arbres rejettent vigoureusement à partir des racines, car elles sont souvent protégées des températures létales par l’épaisseur de terre. Il semble que l’incendie soit un mal nécessaire pour que les peupliers trembles puissent résister à la concurrence des conifères (épicéas et sapins) qui tendent à les remplacer durant de longs intervalles de temps sans perturbation. Toutefois, les forêts de conifères sont décimées à une large échelle par le dendroctone du pin ponderosa, un coléoptère ravageur qui peut procurer de nouvelles opportunités de prolifération au peuplier tremble si les conditions s’y prêtent. La recherche poursuit son cours.
Avant la colonisation, la ceinture forestière de pin ponderosa qui pousse à l’étage au-dessus des peupliers trembles (ex. Boulder Mountain, sud Utah) brûlait au moins tous les 20 ans. L’épaisse écorce protégeait les arbres matures du feu qui consumait les semis et les espèces concurrentes. Les herbes prospéraient dans ce sous-bois ouvert, et constituaient un pâturage séduisant pour les herbivores. Les éclairs et la foudre provoquaient bien quelques uns de ces feux périodiques, mais les Indiens y contribuaient en allumant régulièrement des feux pour améliorer l’habitat du gibier qu’ils chassaient. Ainsi, quand les colons arrivèrent dans la région, ils ne pénétrèrent pas dans un pays sauvage exempt de toute action humaine. Au contraire, les humains étaient depuis longtemps des membres de cette communauté naturelle dynamique, sculptant activement le paysage avec le feu. A l’heure actuelle, les forestiers cherchent à retrouver par des feux limités et contrôlés cet équilibre perdu.
Pin ponderosa (Grand Teton, Wyoming)
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La plupart des arbres du parc national du Grand Teton sont des conifères. Le pin tordu (Lodgepole pine) occupe les sections qui sont périodiquement brûlées. Ses cônes possèdent des écailles piquantes et soudées solidement ensemble par de la résine. Pour dégager les semences, il faut donc une chaleur intense provenant d’un incendie ou une longue exposition aux rayons du soleil. Voilà pourquoi la plupart des peuplements purs se sont installés à la suite d’un feu de forêt. Les autres espèces de conifères s’installent après que le pin tordu et le peuplier tremble américain aient préparé et stabilisé le sol.
Pommes de pin : réserve de l’écureuil sous un grand sapin (Canyon Lodge, Yellowstone) Orchidée : Western Spotted Coralroot (Corallorhiza maculata var. occidentalis) |
L’herbe et l’armoise
Au cours du 20e siècle, la densité d’armoise a augmenté (particulièrement les variétés artemisia tridentata et artemisia arbuscula). Pour quelle raison ? Parce que la population d’herbivores mixtes se nourrissant de plantes herbacées et arbustives a diminué (cerf hémione, antilocapra, chèvre, mouton), tandis que celle des herbivores stricts s’accroissait (bétail bovin et wapiti). De ce fait, ce sont toujours les mêmes graminées et plantes herbacées qui sont régulièrement pâturées chaque année, particulièrement au printemps, tandis que, parallèlement, les incendies sont supprimés. Cette hégémonie induit dans le même temps une perte de biodiversité dans l’Amérique du nord-ouest. Au cours de nos randonnées, nous observons ce phénomène dans la Lamar Valley à Yellowstone et dans le parc du Grand Teton.
Des scientifiques testent avec des éleveurs une solution : faire pâturer vaches et moutons à l’automne, lorsque l’herbe et les graminées sont desséchées et qu’il n’y a que l’armoise à brouter. Les troupeaux doivent ingérer des suppléments alimentaires qui leur permettent de consommer davantage d’armoise. En effet, lorsque nous nous promenons et que nous effleurons les buissons, ceux-ci dégagent un parfum agréable qui est en réalité une défense ! Ces plantes contiennent des toxines, abortives pour les brebis à partir du 2ème trimestre de gestation et difficiles à digérer, pour ne pas dire carrément toxiques. En fait, si on habitue le bétail progressivement, leur corps s’adapte et supporte mieux cette nouvelle alimentation.
L’interaction est même encore plus complexe. En effet, une autre étude montre que la concentration et composition de ces défenses chimiques est éminemment variable, aussi bien au sein d’une même plante selon les feuilles (éphémères ou persistantes), que parmi les pieds d’une même prairie, d’un lieu à l’autre, d’une saison à l’autre, ou selon les variétés. Ces facteurs dépendent de la température, de l’ensoleillement (proportion d’UV), du degré d’humidité, de l’agression par des champignons, des insectes ou des mammifères herbivores tels que le lapin pygmée (Brachylagus idahoensis)…
Le problème se pose en des termes similaires avec une autre plante buissonnante très répandue dans l’ouest américain : le genévrier.
La forêt, capteur du CO2 émis par la combustion des sources d’énergies fossiles
Aux États-Unis, l’utilisation de sources d’énergie fossile (charbon et pétrole) pour générer l’électricité est la plus grande source d’émissions atmosphériques de CO2. Des chercheurs de l’université de l’Utah viennent de publier une étude sur le rôle que pourrait jouer la forêt. Selon l’Administration nationale océanique et atmosphérique (NOAA), 2011-2015 a été la période de cinq ans la plus chaude enregistrée aux USA et 2016 a été la deuxième année la plus chaude, chaque état ayant une température moyenne supérieure et des précipitations moyennes inférieures. Les chercheurs disent qu’il y a deux manières d’inverser la tendance du réchauffement climatique :
1/ réabsorber le CO2 en surplus dans l’atmosphère ;
2/ réduire les émissions de CO2 et des autres gaz à effet de serre.
Les arbres peuvent contribuer dans les deux sens. Aux États-Unis la forêt couvre approximativement le tiers du pays. Le Forest Carbon Accounting Framework (FCAF) a été créé en 2015 par le USDA (ministère de l’agriculture) pour quantifier le montant de carbone dans les forêts des États-Unis et pour mesurer les effets de changements d’usage du sol tels que la conversion de forêts pour l’agriculture, les perturbations de l’accroissement de leur développement comme les incendies et le changement des modèles de croissance de la forêt pour en faire des pièges à carbone. Au taux actuel, selon cette étude, la surface de forêts US est en décalage de 15% par rapport aux émissions de CO2 générées par la combustion d’énergies fossiles chaque année. Les auteurs du rapport préconisent une politique de préservation des forêts existantes et la reforestation, y compris la plantation d’arbres en ville pour atténuer l’impact des températures extrêmes.
La génération spontanée, les extrémophiles
Depuis le début de cette présentation, je vous parle de Yellowstone sans vous dire en quoi ce site est vraiment exceptionnel : c’est une immense caldeira de volcan. Dans certaines zones, le sol ne forme parfois qu’une mince couche au-dessus du magma qui chauffe l’eau souterraine. Celle-ci remonte à des vitesses variables et se manifeste sous forme de boues brûlantes, de coulées et suintements, de sources d’eau bouillante qui émettent des fumerolles et parfois des geysers. Certaines nappes d’eau sont suffisamment acides pour brûler les pieds à travers les chaussures.
La protection du parc Yellowstone de toute exploitation privée eut une conséquence inattendue. En 1964, Thomas D. Brock, professeur à l’université de l’Indiana, s’intéressait à l’écologie des micro-organismes. Sa surprise fut de taille lorsqu’il découvrit à Yellowstone une “vie microbienne extrêmement riche dans les écoulements de sources chaudes, sous la forme de tapis colorés ou de masse gélatineuse rose pâle”. Il y retourna l’été suivant afin de poursuivre ce travail de découverte.
Il étudia tout d’abord les algues qui se développent dans des écoulements d’eau à plus de 60 °C, puis il démontra que des bactéries peuvent proliférer dans des sources chaudes à 82 °C. Il découvrit ainsi les premiers hyper-thermophiles. Le record actuel est de 113 °C. À cette époque, la communauté scientifique ne croyait pas en la possibilité que la vie puisse se développer à de telles températures. Il inaugura ainsi un nouveau champ de recherche et Yellowstone devint l’un des meilleurs endroits sur Terre pour les observer dans leur habitat naturel. En effet, ailleurs dans le monde, les sources similaires d’eaux chaudes ont souvent été détruites pour la production d’énergie géothermale. Les scientifiques viennent donc du monde entier pour étudier cette flore bactérienne étonnante.
Thomas D. Brock s’inscrit ainsi dans la lignée d’illustres prédécesseurs européens. L’un de ceux-ci était le Hollandais Antony van Leeuwenhoek (1632-1723). A l’aide de lentilles de microscope qu’il se fabriquait lui-même et dont il avait augmenté la puissance, il découvrit dès 1674 l’existence des protozoaires, des spermatozoïdes — très en avance sur son temps – et des bactéries. Son contemporain l’Italien Francesco Redi (1626-1697) s’attaqua à l’idée de génération spontanée: si des “vers” apparaissent dans des cadavres, c’est que des mouches ont pondu des œufs dessus. Cette idée de génération spontanée remonte à longtemps puisque Aristote s’en faisait le défenseur en donnant pour exemple la moisissure qui apparaissait “spontanément” au bout de quelque temps sur les aliments.
Antony van Leeuwenhoek (1632-1723) découvre les protozoaires, les spermatozoïdes
Francesco Redi |
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Bien que le Français Louis Pasteur semblât lui avoir donné le coup de grâce à la fin du XIXe siècle, cette théorie revient aujourd’hui sur le devant de la scène pour expliquer l’apparition de la vie sur Terre. Certains biologistes font l’hypothèse que les micro-organismes thermophiles et barophiles (ceux qui vivent dans les fumeurs noirs, à grande profondeur sur les dorsales océaniques) ressembleraient plus que tout autre être vivant actuel à l’ancêtre commun de toutes les cellules modernes, “the Last universal common ancestor” (LUCA). La structure du code génétique aurait été formée chez ces organismes, en milieu hyperthermique et à haute pression hydrostatique. La vie serait la conséquence de la dynamique de l’Univers. A partir du moment où les conditions adéquates seraient réunies (eau liquide, température adéquate, molécules organiques en abondance), la matière manifesterait sa capacité à engendrer la vie…
Conclusion
Finalement, au cours de cette étude, qu’avons-nous appris sur nous-mêmes, les Européens ? Que nous révèle cette transformation accélérée de la nature aux Etats-Unis d’Amérique ?
C’est d’abord notre héritage néolithique qui pèse très lourd dans nos mentalités. Comme nos ancêtres quittant le berceau du Proche-Orient pour se répandre alentour, nous avons franchi les mers, emportant dans nos bagages nos plantes et nos animaux domestiques. Nous avons défriché le continent, éliminé les prédateurs ou concurrents potentiels, qu’ils soient hommes, bêtes ou plantes, les submergeant sous la vague de notre démographie galopante. Réduisant l’aire du monde “sauvage” (étymologiquement, “de la forêt”), nous tentons de domestiquer et d’exploiter la nature entière au seul profit de l’humanité.
C’est ensuite un héritage culturel un peu plus récent, mais aussi très ancré en nous-mêmes, qui se manifeste dans notre relation à la nature. Depuis les philosophes de la Grèce antique, le rationalisme nous place en observateurs (objectifs ?), à l’extérieur d’un monde (“l’environnement”) que nous pensons – potentiellement – totalement intelligible.
Depuis la Renaissance, l’individualisme s’est développé en même temps qu’un esprit très critique à l’égard des institutions étatiques. C’est le résultat de la confrontation tumultueuse d’idées, à la faveur de la redécouverte des textes des penseurs de l’Antiquité au sein d’une Europe devenue chrétienne. Les conséquences se manifestent non seulement sur le plan politique, avec l’avènement de la démocratie, mais également économique, avec le libéralisme, et social, avec le capitalisme et la régression des communaux.
Enfin, comme une boucle qui se ferme, les sciences développées dans notre Ancien Monde mettent en évidence la complexité de la biodiversité à laquelle nous portons atteinte par notre mode de vie. Elles montrent son évolution en fonction de facteurs multiples, astronomiques, géologiques, climatiques…, mais aussi en fonction de l’interaction, au sein même de cette biodiversité, entre les êtres vivants. Nous en faisons partie, mais les humains, depuis 10 000 ans et de façon croissante, engendrent des perturbations à un rythme et une ampleur tels qu’ils influent sur le climat terrestre. La transformation accélérée du Nouveau Monde nord-américain du fait de la colonisation européenne en est un exemple particulièrement flagrant.
Devons-nous continuer de croire que le vivant fonctionne comme une machine qui aurait émergé, on ne sait (encore ?) trop comment, du monde inerte ? Cette idée, avérée ou pas, justifie-t-elle le traitement infligé au monde sauvage ou domestiqué, la suppression des forêts, le tarissement des fleuves, la destruction des biotopes, et enfin la manipulation d’êtres vivants comme s’il ne s’agissait que d’objets inertes, dépourvus d’autonomie, de sensibilité, d’intelligence ? Quand bien même nous découvririons la vie ailleurs, sur d’autres planètes évoluant autour d’autres étoiles, il faut bien prendre conscience que nous ne pourrons pas nous y rendre. La Terre – la planète bleue – est un havre de vie exceptionnel et rare, à préserver précieusement.