Sommaire
Artikutza, la renaissance d’une vallée
Des mousses partout
Si l’on me demandais ce qui m’a le plus marquée dans cette nouvelle balade du groupe Anglet Accueille dans la zone Natura 2000 d’Artikutza, je dirais que c’était l’omniprésence des mousses. Il y en avait partout: entre les herbes et les fougères, sur les pierres et les troncs morts qui jonchaient la forêt et sur la plupart des arbres, toutes essences confondues, avec une prédilection pour les feuillus (hêtres et chênes), m’a-t-il semblé. J’ai eu l’explication de ce phénomène en lisant un document de synthèse sur l’unité hydrologique de l’Urumea publié en 2014. Détail étonnant, il a été rédigé en français car il a été effectué dans le cadre du projet GURATRANS “Gestion locale et participative des rivières transfrontalières de l’extrême ouest des Pyrénées”. L’abondance de mousse est donc due au niveau important de pluviométrie: dans le bassin de l’Urumea la moyenne est pratiquement de 2000 mm/an, ce qui est déjà beaucoup. Mais la zone d’Artikutza est probablement la plus pluvieuse de toute la péninsule ibérique puisqu’elle peut atteindre la valeur maximale annuelle de 3377 mm et qu’elle est presque tous les ans au-dessus de 2000 mm ! A titre de comparaison, à Cayenne, en Guyane, à 5° de latitude Sud, donc tout proche de l’Équateur, les précipitations atteignent 3600 mm en moyenne par an, c’est dire ! Artikutza, c’est presque équivalent, la chaleur en moins…
Du point de vue géologique, une grande partie du bassin versant de l’Urumea est constituée d’ardoises du paléozoïque – ou Ère Primaire – (de -541 à -252,2 millions d’années), parfois intercalées de calcaires et de conglomérats. Située à environ 25 km de la côte cantabrique, Artikutza constitue l’amont du bassin versant de l’Añarbe dont les eaux viennent grossir l’Urumea. Le substrat est majoritairement constitué de schistes et d’ardoises, avec la présence de granite dans le nord et de petits affleurements de grès quartzeux et de calcaires marbrés.
Deux forêts: une naturelle et une exogène
Artikutza comprend deux zones de forêts bien différenciées. Celles de meilleure accessibilité ont subi une forte intervention humaine avec l’implantation d’espèces depuis les années 1930. Les zones abruptes en revanche hébergent des formations naturelles de forêts matures, principalement de hêtres. Cette distribution correspond aux anciens usages sur le territoire. Les forges furent bientôt remplacées par la production de charbon de bois, des exploitations de bois et des usines sidérurgiques, ce qui eut pour conséquence une réduction très importante de la superficie forestière. Artikutza fut repeuplée avec des espèces implantées de façon artificielle qui occupent aujourd’hui une grande partie de ce territoire.
La végétation potentielle, selon les séries de végétation de Navarre, correspond à:
- La série basco-cantabrique de chêne pédonculé, dont la végétation potentielle est une forêt haute et épaisse constituée quasi exclusivement de chêne commun et sporadiquement d’autres espèces comme le bouleau, l’alisier blanc ou le sorbier des oiseleurs. Est également présent le chêne tauzin.
- La série basco-cantabrique et des Pyrénées occidentales de hêtraie acidophile dont la végétation potentielle est une hêtraie formée d’arbres de taille élevée et svelte qui partagent rarement l’espace avec d’autres espèces: un peu de chêne, de bouleau ou de sorbier des oiseleurs. Le sous-bois est très pauvre.
- La géosérie fluviale cantabro-atlantique orientale d’aulnaie qui pousse le long des berges de l’Urumea et de ses affluents sous la forme d’une forêt-galerie. Cette aulnaie contient également du frêne et parfois du noisetier. Il s’agit d’un bosquet humide et sombre sur des sols tourbeux, toujours humides.
La végétation actuelle correspond en partie à la potentielle, surtout dans la moitié sud du territoire, avec le hêtre et le chêne comme espèces les plus représentatives. Les repeuplements artificiels présents à Artikutza se répartissent comme suit: 283 hectares sont plantés de conifères (pin sylvestre, pin laricio, sapin rouge) et 86 hectares de feuillus (chêne américain). Ils se distribuent principalement dans la zone nord de la propriété, au-delà du lac de retenue, mais il y en a également dans la partie centrale. Il n’y en a aucun dans le sud qui correspond aux zones de plus fortes pentes, inaccessibles.
Le retour à la forêt primaire
Après 80 années de quasi absence de perturbation humaine – bien qu’il n’ait jamais été possible de totalement éradiquer l’élevage -, un chercheur de la société scientifique Aranzadi de Saint Sébastien a effectué une étude pour reconstituer la structure et l’évolution de la hêtraie d’Artikutza sur cette période. La hêtraie actuelle a poussé sur un espace autrefois couvert d’arbres têtards, chênes (Quercus robur), hêtres (Fagus sylvatica) et châtaigniers (Castanea sativa) qui furent tous abattus. Les données actuelles de régénération et la distribution des fréquences des arbres selon leur diamètre ne sont pas typiques d’une forêt mature.
Des investigations ultérieures devront confirmer si ces traits sont imputables à l’influence du pâturage par le bétail, dont les dégradations (des semis naturels forestiers) s’ajoutent à celles de la faune sauvage (chevreuil et sanglier). Le volume de bois mort accumulé est élevé, bien qu’il ne s’agisse pas d’arbres de grand diamètre (< 40 cm). Ce paramètre est important car il favorise la présence de la petite et micro faune qui s’en nourrit en le dégradant jusqu’au stade de l’humus. Les arbres sénescents ne sont pas nombreux et le chercheur n’a pas trouvé dans les zones tests étudiées d’arbres présentant des cavités. Dans le cadre de la gestion du site, il suggère donc de protéger les arbres têtards encore en place et de tailler d’autres arbres en têtard de façon à augmenter la présence ultérieure d’arbres creux, et par conséquent la disponibilité de ressources pour la biodiversité forestière – celle qui dégrade le bois mort et dont toute une faune se nourrit -.
Restaurer la vallée dans son état originel
En rejoignant le lac, bonne dernière du groupe, à l’heure du pique-nique, je suis étonnée du niveau extrêmement bas du lac de retenue dont les berges sont dénudées sur deux ou trois mètres de hauteur. Ce n’est pas normal en cette saison hivernale, même s’il n’a pas plu énormément pour le moment (en tout cas à Anglet). Serait-ce pour alimenter une centrale hydro-électrique ? Pas du tout ! La raison est tout autre, et très originale, comme on va le voir maintenant. Elle a été publiée dans un article paru le 28 août dernier: la municipalité de Saint Sébastien a le projet de rendre hors service cette retenue, de restaurer le cours du ruisseau Enobieta et de régénérer son bassin versant. En effet, cela fait des décennies que la retenue d’Artikutza a perdu son rôle de source d’approvisionnement en eau.
Le barrage en béton a été construit il y a 70 ans, à une époque où la population de Saint Sébastien croissait énormément, et avec elle les besoins en eau, tout spécialement pendant l’été. Des captages existaient déjà sur la rivière Añarbe, mais une épidémie de typhus se déclara en 1901, provoquant la mort de 40 personnes. Elle fut attribuée à la contamination des eaux d’Artikutza, ce qui obligea la mairie à prendre des mesures pour garantir la qualité de son approvisionnement. C’est ainsi qu’elle en vint à acheter en 1919 les 3700 hectares de la propriété navarraise d’Artikutza. Pour s’assurer le contrôle de ce bassin versant et de la qualité de son eau, elle supprima les sources de contamination existant alors (mines, établissements humains, bétail…). – Le texte ne précise pas le mode de conversion lors de l’abandon des activités économiques antérieures, si les villageois, mineurs, paysans et éleveurs quittèrent les lieux de leur plein gré, s’ils furent dédommagés… -. Quoi qu’il en soit, des travaux d’amélioration et de protection du bassin hydrologique furent entrepris.
Petit aparté. Alors que je cheminais sur un versant ombragé, j’ai remarqué de drôles de feuilles sur les parois rocheuses humides, alternant avec plusieurs espèces de fougères et de mousses. Je les ai d’abord prises pour des algues. D’un vert plutôt bleuté, elles tranchaient nettement, ainsi que par leur aspect très plaqué sur le substrat. Pour autant, je n’avais pas l’impression qu’il s’agissait de lichen. Après avoir fait quelques recherches, je pencherais plutôt pour des fausses feuilles d’hépatiques. Il s’agit de plantes non vasculaires qui ne possèdent pas de vaisseaux conducteurs de sève brute ou élaborée. Elles n’ont donc ni racine, ni tige ni feuille, chacune de ces parties se définissant à partir des vaisseaux qui la parcourent. Les hépatiques (Marchantiophyta) forment le taxon des plantes embryophytes (plantes terrestres) qui ont conservé le plus de caractères « ancestraux ».
La vallée d’Artikutza est donc parcourue par le ruisseau Enobieta qui est un des affluents de l’Añarbe qui, lui, se jette dans l’Urumea. Pour assurer un approvisionnement suffisant en période estivale, la mairie décida dans les années 1948-49 de construire un barrage. Le remplissage de la retenue se prolongea jusqu’en 1953. Il ne put être accompli en totalité parce que des problèmes géologiques empêchèrent de monter la structure bétonnée jusqu’à la hauteur prévue à l’origine, ce qui réduisit la capacité d’emmagasinement de moitié. En 1969-1976, la construction en aval de la retenue de l’Añarbe, d’une capacité 27 fois supérieure à celle d’Artikutza, conduisit à la désaffection progressive de cette dernière jusqu’en 1992, date à laquelle l’approvisionnement en eau de Saint Sébastien fut définitivement interrompu.
A partir de 2011, le ministère de l’agriculture, par le biais de la confédération hydrographique de Cantabrie, envoya plusieurs requêtes à la mairie de Saint Sébastien pour qu’elle remédie à de nombreuses déficiences de la retenue compte tenu de la législation en vigueur. La municipalité elle-même prit conscience à partir de 2013 de la nécessité d’améliorer les conditions de sécurité de cette enclave. En 2015, elle fit entreprendre diverses études pour analyser la faisabilité et les implications hydrologiques, techniques et écologiques, de restaurer la vallée dans l’état initial où elle se trouvait avant la construction du barrage. Les techniciens arrivèrent à la conclusion que l’élimination de la retenue n’aurait pas de conséquences significatives sur le système d’approvisionnement en eau de la ville et que, du point de vue environnemental et économique, la meilleure option serait de procéder à la vidange contrôlée de la retenue.
Finalement, fin 2016, cette décision étonnante et originale fut adoptée par le conseil municipal de Saint Sébastien. Durant les mois précédents, il fut procédé à des expérimentations de vidange contrôlée de la retenue – des réductions du niveau allant de 5 à 10 mètres – pour vérifier la façon dont se comportaient les valves. On observa alors que la végétation se régénérait facilement après la vidange, ce qui indiquait que l’élimination de la retenue permettrait de restaurer l’intégrité de la biodiversité de ce bassin versant. – Lors d’un séjour dans les Causses en 2014, je me souviens du témoignage d’un habitant sur l’influence climatique d’un lac de retenue. Cette grande nappe d’eau provoquait un rafraîchissement de l’atmosphère par la vapeur qui s’en dégageait. En hiver, il faisait donc plus froid dans le vallon, et en été, le micro-climat de chaleur concentrée qui avait permis aux jardiniers et agriculteurs d’obtenir des variétés méditerranéennes s’était estompé, et ces cultures avaient périclité…- Durant toute la balade, je peste justement contre le voile persistant qui enveloppe le paysage, presque invisible autour de nous, mais de plus en plus épais au fur et à mesure que le regard se tourne vers l’horizon. La lumière en est considérablement atténuée, et cette humidité ambiante nous fait davantage encore ressentir le froid hivernal. L’atmosphère ne s’éclaircira qu’après le déjeuner, vers les 2-3 heures. Est-ce seulement imputable à la pluviosité particulièrement importante qui règne à Artikutza, à la saison hivernale, ou bien faut-il aussi mettre dans la balance la présence de ce lac artificiel ?
Cette mesure de retour en arrière presque inédite (il n’y a qu’un très petit nombre de précédents répertorié) pourra servir d’exemple pour d’autres actions similaires dans l’Union européenne. La mairie consacrera 80 000 Euros à la rédaction du projet de mise hors service de la retenue, un travail qui devra définir si la vidange se réalise au moyen d’une brèche dans le barrage ou bien par le creusement d’un large conduit à sa base pour évacuer l’eau du lac en direction de l’Añarbe. Dès que le projet aura été rédigé, les travaux pourront commencer et la disparition de la retenue d’Artikutza débutera…