Sommaire
Le site classé de Paulilles
Une dynamiterie reconvertie en site naturel classé
En cette fin février 2020, la météo annonce la pluie sur toute la France. Toute ? Non ! Un tout petit secteur demeure épargné: la Catalogne française, ou Roussillon, mince bande littorale coincée entre la fin des Pyrénées orientales et le golfe du Lion méditerranéen. Banyuls n’est pas la plus jolie localité, mais elle présente l’avantage de se trouver au départ d’un sentier du littoral tracé dans une garrigue semi-sauvage qui occupe l’espace laissé vacant entre les plantations de vigne. Il serpente jusqu’à Cerbère en surplomb de l’une des plus anciennes réserves marines protégées de France. Le 27 au petit matin, des nuages paraissent toutefois bien sombres; Jean-Louis et moi optons pour la sécurité en entreprenant une balade a priori plus courte, recommandée par notre hôte, et qui a pour but le site classé de Paulilles. Le temps s’améliorant dans l’après-midi, nous pousserons finalement jusqu’à Port-Vendres et c’est le bus qui nous ramènera à notre point de départ. Le lendemain, nous ferons la balade vers Cerbère initialement prévue, le retour étant effectué en train.
Une promenade le long du littoral permet de mieux se rendre compte de l’action de l’érosion: le sol de schiste se dérobe sous nos pas en de multiples lamelles vacillantes et le sentier se creuse sous les pas répétés des touristes. Je trouve un site de cartographie du littoral méditerranéen français qui montre de façon saisissante les dynamiques et l’évolution du trait de côte. Bien sûr, les avancées et les reculs sont bien plus importants sur le littoral bas et sablonneux ponctué d’étangs et de marais salants un peu plus au nord, vers Leucate et Sigean où nous nous rendrons deux jours plus tard, mais la côte rocheuse subit aussi les outrages du temps. S’agit-il d’une évolution naturelle, inéluctable, ou bien notre occupation des sols, à l’intérieur des terres comme sur le littoral, accélère-t-elle le phénomène ?
C’est à Paulilles que je trouve quelques éléments de réponse. Entourée par les vignobles du cru Banyuls-Collioure, l’ancienne dynamiterie Nobel (1870-1984), aux bâtiments disséminés dans la prairie jusqu’à la plage de galets, a été reconvertie en un site classé Natura 2000 acquis par le Conservatoire du littoral. Au plus fort de la production, elle employait 300 ouvriers qui fabriquaient 4 000 tonnes de dynamite par an. Cette fabrique se consacra essentiellement à la production d’explosifs pour l’armement et pour les gros chantiers de génie civil : base nucléaire de Mururoa, base spatiale de Kourou, carrières en Lorraine, mines du Massif Central, des Cévennes, du Gard, de la Lozère, de Batère (Pyrénées orientales)…, voies ferrées vers l’Espagne via le Canigou, celles du Transibérien, percements du canal de Panama, du tunnel du Mont-Blanc et du Saint-Gothard, construction des ports de Marseille et de Fos-sur-Mer, et enfin, à destination de l’Afrique du Nord, production d’engrais pour l’agriculture, recherche pétrolière, centre d’essai de Reggane (Sahara algérien)… Depuis le sommet de la tour de guet, on aperçoit l’anse de Paulilles et sa plage de galets, le cap Béar, le village perché de Cosprons et la tour de Madeloc.
Petites précisions. Le Suédois Alfred Bernhard Nobel ( –) était un chimiste, un industriel, fabricant d’armes. Dépositaire de plus de 350 brevets scientifiques de son vivant, dont celui de la dynamite, invention qui fit sa renommée, il possédait l’entreprise d’armement Bofors. Dans son testament, il légua son immense fortune pour la création du prix Nobel. En 1868, le Lorrain Paul Barbe, unique concessionnaire des produits Nobel pour la France, crée une première dynamiterie pour utiliser l’explosif dans sa mine de fer de Liverdun. Le 31 octobre 1870 un contrat est signé avec Léon Gambetta, alors ministre de l’Intérieur, pour implanter une nouvelle unité à Paulilles, afin de fournir de la dynamite aux armées françaises qui combattaient alors la Prusse et une coalition de principautés allemandes. Mais, à la lecture des documents conservés, il apparaît que l’entrepreneur se serait davantage servi du prétexte de la guerre pour sa production privée : très peu d’explosifs auraient été fournis à l’armée, la production étant plutôt destinée au secteur du BTP (Bâtiment – Travaux publics). Il n’en demeure pas moins que de nombreux ouvriers ont trouvé la mort dans cette usine lors d’explosions accidentelles, certaines de ces victimes appartenant à la population locale du Languedoc-Roussillon, d’autres étant des immigrés annamites (issus de l’Indochine française).
L’implantation en ce lieu, outre l’éloignement de la frontière franco-allemande, était également motivée par la présence d’une rivière à proximité de l’usine – bien qu’en cette fin février nous ayons trouvé le Cosprons quasiment vide, plus semblable à un oued à sec qu’à un véritable fleuve côtier -. En effet, le procédé d’élaboration de la nitroglycérine nécessite un grand volume d’eau. Coïncidence curieuse, l’exposition de panneaux réalisés par le Conservatoire du littoral, relatifs au changement climatique sensible en ce lieu, mentionne justement comme principal indicateur la question de l’eau.
Inondations et sécheresses
Les épisodes de pluies intenses ne sont pas une nouveauté dans cette région, c’est même une caractéristique du climat méditerranéen appelée localement les “aiguats“. Mais ce qui change à l’heure actuelle, c’est leur fréquence: tous les trois ans environ, le site de Paulilles est inondé, le sol se retrouve jonché de branches et de débris divers. C’est le résultat de plusieurs facteurs. Tout d’abord, le sol gorgé d’eau ne permet plus son infiltration à l’intérieur du périmètre où sévit la tourmente. Par conséquent, les eaux de pluie ruissellent sur les pentes du bassin versant et engorgent le cours d’eau temporaire Cosprons qui entre brutalement en crue. S’il pleut vraiment trop, ce dernier sort de son lit et ses eaux se déversent également sur le site de Paulilles. Qui plus est, sous l’effet de la tempête, le phénomène s’aggrave: la mer bien plus haute que d’habitude fait obstacle à l’évacuation des eaux du Cosprons. Afin de limiter préventivement les dégâts, les ruisseaux et le Cosprons sont nettoyés régulièrement pour favoriser les écoulements. Des canaux artificiels ont aussi été creusés pour capter l’eau qui submerge le site et la guider vers une zone de stockage provisoire, le bassin d’orage. Enfin, la reconversion du site a été accompagnée de la destruction de quelques bâtiments peu intéressants du point de vue du patrimoine industriel, et du retrait des revêtements de béton ou de bitume qui contribuaient à imperméabiliser le sol. La reprise de la végétation a permis une meilleure infiltration de l’eau, favorisant un moindre impact lors des épisodes pluvieux.
Il y a un peu plus d’un mois, le 20 janvier 2020, la station Météo-France du Cap Béar a battu son record de cumul de précipitation quotidien pour un mois de janvier avec 145,3 mm, battant les 106 mm du 19 janvier 1912 (mesures depuis 1879). Ce qui est surtout remarquable dans l’épisode de cette tempête Gloria, ce sont les cumuls de précipitations très élevés (plus de 300 mm en 48 heures) en plein mois de janvier et plus généralement en hiver. Jusqu’à présent, l’épisode le plus fort en 3 jours sur les Pyrénées-Orientales au cours d’un mois de janvier reste celui du 15 au 17 janvier 1982 : jusqu’à localement 364 mm. Côté pluie, on reste bien en dessous des épisodes automnaux historiques, dont en particulier celui d’octobre 1940. Les aiguats sont statistiquement moins fréquents que les épisodes cévenols (qui se produisent entre Hérault, Gard, Lozère et Ardèche), mais potentiellement tout aussi diluviens. Le record métropolitain de pluie en 24 heures a d’ailleurs été observé pendant l’aiguat historique du 17 octobre 1940 : 1 000 mm à Saint-Laurent-de-Cerdans dans le Vallespir (haute vallée du Tech) !
D’autre part, les épisodes de sécheresse sont également plus fréquents: tous les trois ans environ, le manque d’eau dans les Pyrénées orientales impose des mesures de restriction. Au cap Béar, la pluviométrie est de 450 à 500 mm par an, ce qui est typique d’un climat méditerranéen. Lors d’une année particulièrement sèche, il pleut deux fois moins qu’en année dite “normale”. Le niveau d’eau baisse dans les puits du site Paulilles et certains végétaux souffrent davantage que d’autres du manque d’eau et pourraient disparaître, comme l’arbousier. Par contre, le pistachier lentisque et le laurier tin supportent mieux la sécheresse.
Dans les Pyrénées orientales, les enregistrements climatologiques quotidiens (pluie et températures mini et maxi) sont disponibles depuis 1901 pour Perpignan, avec une interruption de 2 ans au cours de la deuxième guerre mondiale. Les variations pluviométriques sont moins faciles à interpréter que les températures, car à des années à 400 mm de pluie succèdent des années à 1200 mm. On note une succession d’années de sécheresse de 1865 à 1870, de 1922 à 1929, de 1946 à 1953, comparables à la série récente 2006 – 2010. Sur la série, la pluviométrie moyenne annuelle s’élève à 605 mm avec un minimum de 235 mm en 1995 et un maximum de 1360 mm en 1965. Si on raisonne sur la campagne hydrologique, d’octobre à septembre, le maximum est de 1432 mm en 1958/1959 et le minimum est de 230 mm en 1868-1869. Une campagne sur cinq a reçu moins de 400 mm et une campagne sur cinq plus de 700 mm. Les projections n’identifient pas d’évolution significative des précipitations à l’échelle annuelle, mais une modification de leur répartition saisonnière avec une augmentation sensible en hiver et une diminution au printemps et en été. Les conséquences prévisibles sont une moindre disponibilité de la ressource en eau en période de végétation, ainsi qu’une augmentation de la fréquence et de l’intensité des sécheresses.
Quant aux températures, on observe une baisse pendant la guerre de 1914 – 1918, suivie d’une augmentation sensible dans les années 20. Après un pic dans les années 50, elles baissent jusqu’à la fin des années 70 et remontent régulièrement depuis lors. Il semble que depuis une vingtaine d’années, la variation interannuelle soit plus faible et qu’on ne retrouve plus des années froides telles qu’au début du XXe siècle ou dans les années 60 et 70.
La vigne, un facteur aggravant des inondations ?
Si le régime des pluies évolue peu, pourquoi constate-t-on une plus grande fréquence des inondations ? A l’extrémité orientale des Pyrénées, le massif des Albères plonge dans la Méditerranée. Le vignoble de 1800 hectares s’étend sur les quatre communes de la côte Vermeille, Cerbère, Banyuls-sur-Mer, Port-Vendres et Collioure. Les vignes s’étagent sur les coteaux abrupts zébrés par 6000 kilomètres de murettes en schiste. Implanté par les Grecs et les Romains, c’est l’un des plus anciens vignobles du monde, selon l’auteur d’un des panneaux qui ponctuent le sentier du littoral. Au XIIe siècle, les Templiers ont aménagé un système de canalisations très performant pour lutter contre l’érosion. Feixes (terrasses), casot (cabane de vigne), agulles (canalisations), murettes et peus de gall (pied de coq: ensemble du réseau de canalisations) confèrent au paysage un caractère unique du point de vue architectural. Sur des sols pauvres et acides constitués de schiste du Cambrien, les ceps plongent profondément leurs racines dans la roche pour y puiser l’eau et les sels minéraux. Ici, la mécanisation est impossible, et c’est à la main que les vignerons travaillent leurs parcelles pour produire deux appellations d’origine contrôlée, Banyuls et Collioure.
Les coteaux sur lesquels sont cultivées les vignes constituent des versants particuliers pour l’écoulement des eaux de pluies. Leurs sols présentent une pente assez forte, et la végétation est souvent limitée aux ceps de vigne. Ainsi, une grande partie du sol reste nue. Le résultat est l’apparition rapide de ruissellement lors des fortes pluies, favorisé par les pentes prononcées. A ce ruissellement vient s’ajouter un phénomène d’érosion qui dégrade les sols et transporte des matières solides au pied des coteaux. L’ensemble fait de ces versants des composantes sensibles du fonctionnement hydrologique des bassins versants, contribuant en raison de ces activités humaines à une possible aggravation des crues dans les vallées.
C’est exactement la conclusion à laquelle est parvenue la communauté de communes de Saint-Tropez, également sujette aux inondations, et dont voici les préconisations. Elle suggère d’aménager les pratiques viticoles afin de limiter l’érosion des sols et le ruissellement. Les mesures devront être adaptées aux caractéristiques des vignes (sensibilité à l’érosion, âge, pente,…). Certaines solutions concernent un changement de pratiques viticoles, d’autres impliquent des aménagements plus contraignants en termes de budget, de temps et de matériel.
1. Configuration topographique:
- plantation perpendiculaire à la pente
- aménagement en terrasses ou restauration de restanques (murets de pierres sèches);
2. Enherbement (partiel ou sur tous les rangs de vigne):
- par semis à l’automne
- ou la maîtrise de l’enherbement naturel
- tournières (pourtour de la parcelle) laissées enherbées;
3. Structuration du sol:
- amendement de matières organiques (compost par exemple);
4. Aménagements ponctuels:
- plantation de haies et mise en place de fascines (fagots de branchages maintenus par des piquets) en limites de parcelles
- réaménagement des fossés drainants existants.
En lien avec le ruissellement, le volet qualité de l’eau est également abordé durant les groupes de travail avec des recommandations en termes de fertilisation et d’utilisation de pesticides. Outre les inondations, le golfe de Saint-Tropez pâtit indirectement de l’érosion des sols cultivés en subissant un ensablement récurrent des ports de plaisance, le dragage des chenaux de navigation engendrant des coûts importants.
– A l’inverse, les panneaux qui ponctuent notre sentier indiquent que ces aménagements côtiers mettent en péril la biodiversité marine, de même que le développement de la pêche professionnelle et de tourisme, ou encore l’accostage et l’ancrage des bateaux de plaisance. La prise de conscience de la raréfaction de la faune et de la flore marine côtière a ainsi motivé la création de la réserve marine de la côte Vermeille. Son relief marin reflète la topographie aérienne: les falaises se prolongent dans l’eau par des fonds rocheux constitués de blocs de schiste plus ou moins importants issus de l’érosion des parois rocheuses. Divers faciès forment ainsi des paysages et habitats variés tels que le coralligène, les failles, les herbiers de posidonies et les bancs de sable. Dans un souci de préservation des fonds marins, particulièrement riches au niveau du cap l’Abeille, une zone de mouillage organisée comprenant 17 bouées d’amarrage a été installée en 2004. L’utilisation de ces dispositifs évite la destruction des fonds résultant de l’ancrage direct des bateaux. Cette zone accueille plusieurs milliers de plongeurs chaque année. Autour du cap Rederis se situe une zone de protection renforcée de façon à protéger notamment le mérou, victime d’une chasse sous-marine si excessive qu’il avait quasiment disparu des côtes françaises au début des années 1990, ainsi que les herbiers de posidonie, plante endémique de la Méditerranée. –
Un état d’équilibre bioclimatique précaire
Évolution du paysage
Une étude publiée en 1976 présente l’évolution de la végétation du massif des Albères depuis l’Antiquité. “Ce milieu méditerranéen porte une végétation dégradée et fragile, représentée par du chêne liège, du chêne vert, du chêne rouvre et pubescent et du hêtre au-dessus de 800 mètres sur le versant nord. Les formations secondaires, elles-mêmes très dégradées, constituent l’essentiel de la couverture végétale. Garrigues maigres à Labiées et sous-maquis à Ericacées colonisent les rankers acides des versants, tandis que les crêtes, battues par le vent de nord-ouest (tramontane), ne portent que de maigres ermes sur les lithosols pauvres et acides. Le climat méditerranéen, nuancé par la topographie, rend délicates les modalités de la reconquête végétale et le retour de formations arborées.”
“Cette terre de vieille civilisation a subi, depuis l’Antiquité, un long passé d’exploitation. Les activités minières, les forges à la catalane, l’artisanat, l’agriculture, l’élevage ovin et surtout caprin se sont attaqués à tous les étages de végétation. Les Albères, autrefois boisées, ont vu disparaître leurs forêts au cours des âges. Aujourd’hui, le principal fléau reste les incendies auxquels la tramontane fait prendre un tour souvent catastrophique. Pour la seule commune de Cerbère, de 1966 à 1972, les archives du Corps de Sapeurs Pompiers font mention de 52 incendies. Le feu contribue à dégrader encore davantage les formations végétales et à appauvrir les sols par combustion de la maigre litière et du peu de matière organique qu’ils contiennent.” – Une autre étude publiée en 2009 précise que, dans les Pyrénées-Orientales, la surface forestière a plus que doublé depuis le début du XXe siècle. L’augmentation de la biomasse et de sa continuité spatiale a rendu plus difficile le contrôle d’un feu : en Catalogne – comme ailleurs en région méditerranéenne – la fréquence et l’impact croissants des incendies sont mis en relation avec la disparition des mosaïques paysagères qui étaient si caractéristiques de ces zones rurales. En outre, la dépopulation et la déprise agropastorale ont entraîné une progression du maquis et des forêts de pins, formations végétales très sensibles aux incendies. – “Le danger représenté par les crues des torrents est à mettre également au compte de la dégradation anthropique dont le couvert végétal est l’objet. Tous ces éléments favorisent l’érosion actuelle, notamment lors des fortes pluies d’automne.”
La lutte contre l’érosion
Face aux ravages des inondations, les habitants de la région et les viticulteurs en particulier ont pris une série de mesures souvent coûteuses et difficiles à mettre en œuvre. En effet, les parcelles de vigne les plus rentables sont situées dans la basse plaine de la Baillaury, en amont de Banyuls-sur-Mer. A chaque crue, la Baillaury voit son débit passer de 0 à plusieurs centaines de m3/s en quelques heures. Ces crues occasionnent des débordements qui s’étendent sur des centaines de mètres dans les lobes convexes de méandres. Les ceps sont alors noyés et enterrés sous les matériaux de toute taille arrachés à la montagne et aux berges du ruisseau. De telles catastrophes ne se produisaient pas il y a un demi-siècle. Les viticulteurs de Banyuls pensent qu’elles ont une cause sociale. Jusqu’en 1950 environ, une main d’œuvre abondante et bon marché, surtout d’origine espagnole, effectuait les soins culturaux et les vendanges, et curait régulièrement les lits des ruisseaux en été. Ceux-ci étaient ainsi maintenus à une profondeur de deux à trois mètres en contrebas des berges. Par la suite, la main d’œuvre est devenue de plus en plus rare et chère. Aussi le nettoyage fut négligé et les lits fluviaux se sont rapidement comblés. Lors des crues, la profondeur et le calibre des lits sont insuffisants pour assurer l’écoulement des eaux: le torrent déborde et ravage les vignes. Le curage étant devenu trop onéreux, les propriétaires se contentent d’ériger des murettes en maçonnerie à l’efficacité douteuse malgré leur coût très élevé.
Les pouvoirs publics, quant à eux, entreprennent une politique de reboisement dans le but de développer le tourisme dans l’arrière-pays et lutter contre l’érosion. En amont de Banyuls, le reboisement se fait en pins maritimes et en pins d’Alep, assortis de quelques cèdres près de Cerbère. Le reboisement est effectué, dans le meilleur des cas, sur terrasses de culture abandonnées, ou bien sur terrasses ou gradins spécialement aménagés. Ces ouvrages augmentent considérablement la rétention de l’eau sur les versants et semblent susceptibles de favoriser l’étalement des crues et d’en atténuer les effets. Le reboisement s’accompagne de l’ouverture de nombreuses pistes carrossables et de l’installation de citernes d’eau remplies en permanence. Cette infrastructure diminue le risque d’incendie mais ne le supprime pas. Le Ribéral, qui traverse Cerbère par la rue principale, coule désormais un peu pendant trois mois par an, au lieu de couler trois ou quatre jours avec des débits de 16 m3/s. L’alimentation de la ville en eau potable s’en trouve améliorée.
Reboisement du Vallespir
En réalité, c’est une politique plus globale de reboisement qui a été entreprise à l’échelle de tout le Vallespir – du latin “Vallis Asperi” (vallée âpre) -. Celui-ci se compose d’une vallée au relief vigoureux encadrée par les versants abrupts du massif du Canigou au nord et ceux des Albères au sud, et irriguée par le Tech. En trente kilomètres l’altitude passe de plus de 2507 mètres au Roc de Colom, où le fleuve prend sa source, à 120 mètres au-dessus de Céret. Le paysage est aujourd’hui fortement marqué par les reboisements qui couvrent largement la majorité des versants. La forêt a longtemps représenté une ressource importante pour les activités du Vallespir, en fournissant le charbon de bois indispensable au fonctionnement des forges. L’industrie du fer a en effet prospéré en Vallespir, depuis l’époque romaine jusqu’au XXe siècle ; la mine de la Batera a été la dernière à fermer ses portes en 1996.
Les forêts ont été largement surexploitées du fait de cette activité, au point de compromettre les possibilités de régénération. Le phénomène a été tel qu’au milieu du XIXe siècle, la sidérurgie catalane a été stoppée par le manque de charbon (de bois). Les verriers étaient, eux-aussi, de grands consommateurs de bois. Aux XVe et XVIe siècles, les verreries sont nombreuses dans le Gard, l’Hérault et en Roussillon. Au XVIIIe, on n’en compte plus que 14. Elles disparaîtront petit à petit au XIXe. Les fours de potiers, les tuileries et les briqueteries fonctionnaient également au charbon de bois. D’autres activités plutôt artisanales (boulangerie) consommaient aussi du bois, sans compter le chauffage des habitations qui faisait des habitants des villes de sérieux concurrents de l’industrie : par exemple, Montpellier consommait 25 000 stères de bois de chauffage à la fin du XVIIIe siècle. Le développement du vignoble dans les plaines et la présence de taillis de châtaignier à proximité, entraîne au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle l’implantation d’une industrie de la tonnellerie qui déclinera dans la première moitié du XXe siècle pour s’éteindre vers 1960 à la suite de l’indépendance de l’Algérie qui fournissait les derniers débouchés. L’activité pastorale enfin, importante avec la pratique des feux, a également contribué à la régression des surfaces boisées. Cette déforestation massive a engendré une fragilisation des versants abrupts des montagnes, aggravant les phénomènes d’érosion, mais aussi les crues qui ont frappé de plus en plus souvent les villages de la vallée, la plus importante étant l’aiguat d’octobre 1940.
Pour pallier ces problèmes, un périmètre de restauration des terrains de montagne a été délimité dès 1861 ; il a entraîné de nombreuses expropriations afin de constituer la forêt domaniale du Haut-Vallespir qui couvre aujourd’hui 25 000 hectares depuis Corsavy jusqu’à Prats-de-Mollo, principalement sur les pentes du massif du Canigou. La forêt, bien que couvrant aujourd’hui les versants du Vallespir, ne fait plus l’objet d’une valorisation économique, notamment parce que la moitié des parcelles sont privées et morcelées en petites surfaces (surtout dans les Albères) et du fait de l’exploitation difficile liée à la forte déclivité des terrains. Autrefois très peuplé, le Vallespir connaît aujourd’hui une diminution de population importante. Cette désertification des hauts cantons s’est engagée au début du XXe siècle avec l’exode rural dû à la fragilisation d’une agriculture d’aspre (non irriguée) peu rentable et d’une industrie minière touchée par la concurrence. Ce sera finalement le terrible aiguat de 1940 qui donnera le coup de grâce en détruisant la plupart des usines, notamment à Arles-sur-Tech. Il se soldera par le renforcement des mesures d’expropriation et de reboisement décidées dans le cadre de la restauration des terrains de montagne.
Le massif de la Clape
Après avoir passé le week-end chez Jonathan et Marie, avec lesquels nous effectué les visites très intéressantes de la petite ville de Sommières et de la bambouseraie près d’Alès, nous repartons vers la côte. Seul problème, ennuyeux pour nos projets de randonnée, c’est que la pluie s’approche sérieusement de la région et qu’il semble difficile de passer au travers. En prospectant sur Internet, j’ai sélectionné le parc naturel régional de la Narbonnaise où, parmi les 21 communes, plusieurs proposent des parcours pédestres qui me paraissent attrayants. Las ! A notre arrivée à Gruissan, la température est réfrigérante, le vent glacial et les nuages fort menaçants. Nous nous procurons cependant de quoi pique-niquer et sillonnons le coin en voiture. Vu les conditions météo, nous ne sommes pas très inspirés, les bourrasques balayent les berges de l’étang, pas un seul oiseau à l’horizon, tout le monde est aux abris… sauf nous.
Mais j’ai une petite idée. En quittant l’autoroute pour nous rendre à ce premier village du parc, nous sommes passés près d’un massif calcaire boisé dont j’ai lu la description lors de mes recherches de balades. J’ai même aperçu du coin de l’œil rapidement en roulant un panneau indiquant une jolie petite route allant dans sa direction. En parcourant le trajet inverse, je retrouve l’embranchement et nous nous garons un peu plus loin, au pied du massif. Je pense que nous serons moins exposés aux rafales en cheminant dans la forêt et en suivant les méandres du sentier sur les flancs de la montagne blanche. Je consulte sur mon téléphone l’application Maps.Me: un sentier longe justement la route à peu de distance au-dessus de nous, à travers bois. Je le note comme point de départ sur mon téléphone et programme un circuit qui ne me paraît pas trop long. Nous enfilons notre bonnet de laine, plusieurs couches de vêtements et une veste imperméable, et c’est parti ! Mais tout ne va pas aller comme prévu…
Voici la description donnée sur le site Internet du parc. “Depuis 1973, le massif de la Clape est un site classé pour ses paysages singuliers. Mêlant vigne, plateaux de garrigue, vallées boisées, pechs et combes, il possède un relief tourmenté. – Puech est la transcription en français du terme occitan puèg ou puèch, dérivé du latin ped qui donne podium et signifie « petite hauteur, mont, colline, piton, montagne » (ancien français: pui, puy, poi). Les formes pioch, pech, petz sont souvent rencontrées (catalan puig, corse poghju, italien poggio) -. Certains sites naturels remarquables font le renom de cette ancienne île, dont notamment le coffre du Pech Redon et le gouffre de l’Œil Doux. Il est également répertorié comme site Natura 2000 et Espace Naturel Sensible du Département de l’Aude pour la richesse de sa biodiversité et le Conservatoire du Littoral a acquis différents terrains (Auzils et Œil Doux).”
Le sentier est bien profilé, nous montons en pente douce, d’abord le long de la route, invisible et peu fréquentée en cette saison, puis au-dessus des vignes, avant de grimper en lacets vers un petit col battu par les vents. Rapidement, nous retrouvons le calme du sous-bois et poursuivons notre ascension d’un flanc à l’autre de cette petite montagne. Parvenus sur les hauteurs, la vue se dégage (autant que le permet le plafond bas de nuages et l’absence de luminosité) tout d’abord vers les étangs de Gruissan, et ensuite vers la mer au bleu plus intense. Nous traversons un plateau à la végétation clairsemée où nous avons la surprise de découvrir, perçant entre les rocailles aux angles coupants, de magnifiques iris jaunes, violets ou presque blancs. Inutile de préciser qu’avec ce “zef”, ils poussent au ras du sol et se gardent bien d’émettre une longue tige qui ne résisterait pas à ces rudes conditions de vie. De retour à l’abri des arbres (surtout pin d’Alep), une clairière est couverte de férule commune (fenouil géant) au doux feuillage finement découpé.
Nous longeons un cairn énorme: les promeneurs aiment bien ajouter une pierre au tas pour marquer leur venue, c’est d’autant plus facile que le sol en est jonché. Bien qu’une croix au sol indique que nous ne sommes pas sur le bon chemin, je tiens à suivre celui que m’indique mon application Maps.Me. Arrivés au bout du promontoire, nous admirons le beau panorama limité au sud par la Méditerranée. Mais nous avons beau chercher de toute part, le sentier indiqué n’existe pas ! – A moins qu’il ne soit destiné aux adeptes de la varape ou du parapente… – Les falaises plongent sur trois côtés, la seule option est de faire demi-tour pour suivre le balisage jaune et faire un large détour par le versant est. Sur ces entrefaites, la pluie se met à tomber à verse, nous sommes obligés de nous accroupir sous les rameaux bas d’un pin qui nous offre un abri précaire et peu efficace. Les rafales poussent les gouttes à l’horizontale, nous courons vers un endroit plus touffu afin d’éviter de nous tremper complètement.
Ce n’est qu’un front passager, la pluie cesse bientôt et nous reprenons la marche, Jean-Louis en tête, fermement décidé à rejoindre la voiture par un sentier sûr au lieu d’une descente calamiteuse et hasardeuse à travers les “chachis” et les éboulis. Évidemment, il est plus long que celui qui survolait la falaise, mais il est bien joli, varié, et traverse le site naturel protégé “Les Auzils” de Gruissan acquis par le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres. L’heure n’est plus à la flânerie: nous ne faisons pas le détour par la chapelle des Auzils et son cimetière marin, pourtant assez proches, et descendons directement jusqu’à la route pour rejoindre notre véhicule. Bien à l’abri dans notre habitacle, nous visitons rapidement Sigean et sa lagune, puis optons pour continuer jusqu’à Leucate. En ce lundi soir hivernal, seul le restaurant du casino de Port-Leucate est ouvert. Dans le noir, nous roulons sur le lido, la voiture aspergée par les vagues boueuses de l’étang violemment projetées par les rafales sur la route. Quelle aventure ! Découragés par ces intempéries, nous décidons de regagner le lendemain nos pénates: décision malheureuse ! Ce mardi sera le jour du maximum de la tempête qui sévit dans le Sud-Ouest. Vent violent soufflant en bourrasques, pluies torrentielles, rien ne nous sera épargné…
Sigean, un étang agité aux eaux boueuses
Accrétion sur le lido languedocien
Ce lido du Languedoc, bande sableuse entre étang et Méditerranée, a fait l’objet d’une étude fort intéressante, mettant en évidence l’impact anthropique sur son évolution. Les cartes en illustration sont issues du site Pôle-relais lagunes méditerranéennes qui publie une cartographie dynamique, fruit d’un partenariat entre l’Observatoire national de la mer et du littoral et le site Géolittoral animé par le Cerema (Ministère de l’environnement). Je reprends ici des extraits de l’étude qui conforte les éléments apportés plus haut sur la très forte responsabilité humaine vis à vis des changements environnementaux. “Dans un contexte de montée récente du niveau marin, l’accrétion des littoraux sableux est un phénomène plutôt rare dans le monde : 70 % du linéaire côtier recule, 20 % est en relative stabilité et seulement 10 % est en accrétion. Pour le Golfe du Lion, une comparaison des traits de côte entre 1945 et 1996, effectuée pour le Service maritime et de navigation du Languedoc-Roussillon, révèle une grande mobilité des côtes sableuses. Le continent a perdu 552 hectares et gagné 292 hectares, ce qui se traduit par une érosion nette de 260 hectares en 50 ans. Mais de fortes différences spatiales apparaissent : le recul est important aux deux extrémités, à l’est du cap d’Agde et au sud de l’embouchure du Tech, alors que dans la partie centrale dominent l’accrétion ou la stabilité. Le secteur étudié, entre Port-la-Nouvelle au nord et le plateau de Leucate au sud, se situe dans ce deuxième cas, avec une accrétion qui se produit entre l’embouchure de l’Aude et le cap Leucate.”
“Pour le lido entre Leucate et Port-la-Nouvelle, les périodes de forte accrétion accompagnant la mise en place des cordons successifs semblent correspondre aux phases de crises érosives bien enregistrées dans les remblaiements de vallées, à savoir celles de l’Antiquité tardive et du début du Moyen-Âge, du Petit Âge Glaciaire et de la période actuelle. Les cordons sableux se développent rapidement quand les cours d’eau rejettent en mer d’abondants sédiments sableux qui sont ensuite redistribués par la dérive littorale. En Languedoc, malgré une forte anthropisation dès le Néolithique, la véritable déstabilisation des versants n’apparaît qu’au cours de l’Antiquité tardive. En effet, les recherches anthracologiques (concernant le charbon de bois résultant des brûlis de défrichement) n’ont révélé qu’un mode d’exploitation des versants peu agressif durant le Néolithique final. Les sables grossiers produits par l’érosion des sols et acheminés à la mer par les cours d’eau pyrénéens ont fourni l’essentiel des matériaux lors de la mise en place des cordons des XVIIe et XVIIIe siècles et du cordon actuel. Pour les cordons des Coussoules à Leucate, les apports septentrionaux ont été plus importants jusqu’au Moyen-Âge, ensuite les apports méridionaux sont devenus prédominants suite à une résultante vers le nord des dérives littorales et à la déstabilisation des versants pyrénéens par l’anthropisation.”
“Les aménagements réalisés sur le lido et dans l’étang de La Palme ont eu des impacts importants. Les digues de Port-la-Nouvelle, construites en 1704, ont perturbé les transits sédimentaires des dérives littorales, provoquant une accumulation sableuse plus importante au sud qu’au nord. Le développement des salines et la construction de la ligne de chemin de fer en 1850 ont abouti à la suppression de trois graus (chenal) sur les quatre reliant la lagune de La Palme à la mer. Seul celui de La Franqui a été maintenu, grâce à une ouverture de 10 mètres dans le remblai de la voie ferrée, permettant la circulation des eaux. Dans les années 1980, la mise en place de la route et du pont des Coussoules a ralenti les échanges entre l’étang et la mer, et donc favorisé le développement de bancs de sable qui allongent et freinent encore plus le parcours des eaux.”
“Par ailleurs, depuis le milieu du XXe siècle, la fréquence des vents de sud-est associés à des surcotes exceptionnelles augmentent significativement dans le Golfe du Lion. De plus, l’accroissement de la part des apports provenant des cours d’eau pyrénéens pourrait coïncider avec l’apparition de crises érosives d’origine anthropique. Les défrichements des terroirs pyrénéens à forte pente stimulent l’érosion des sols et les alluvions sableuses parviennent d’autant mieux jusqu’à la mer que l’intensité des crues est en augmentation, alors que les pentes plus faibles dans les bassins des cours d’eau septentrionaux font que l’accumulation s’effectue pour l’essentiel dans les plaines alluviales qui enregistrent d’ailleurs un exhaussement rapide. Ainsi, longé par d’importantes barres pré-littorales et soumis à des dérives littorales puissantes ainsi qu’à des vents de terre efficaces, le lido entre Leucate et Port-la-Nouvelle enregistre une progradation qui s’accélère.
Mais du fait de la montée actuelle du niveau marin (environ 3 mm/an) et des surcotes temporaires dont la fréquence augmente significativement, et malgré la poursuite de l’accrétion, le lido subit des inondations de plus en plus fréquentes entre le cordon actuel et l’ancien cordon romain. Par ailleurs, la fixation des dunes à l’aide de ganivelles, comme cela est réalisé au sud de Port-la-Nouvelle, diminue les transports éoliens de sable, mais risque aussi de supprimer l’alimentation principale de la plage de La Franqui située au sud-est du lido, et ainsi de ralentir sa progradation ou même de favoriser son recul.”
L’empreinte humaine sur ce secteur n’est pas en voie d’allègement, bien au contraire: la région Occitanie, gestionnaire des ports depuis 2008, a jeté son dévolu sur Port-la-Nouvelle. Elle veut y construire « un hub de la transition énergétique », avec la construction de nouveaux quais pour le montage de sept éoliennes en mer (fabriquées par Engie), qui seront ensuite acheminées à 15 kilomètres des côtes, mais aussi d’une nouvelle digue pour accueillir d’énormes pétroliers – 180 mètres de long. Enfin, elle envisage la construction d’immenses hangars pour y stocker des blés durs et tendres, destinés à l’exportation. Quant à l’impact sur le littoral et la biodiversité marine, il ne semble pas avoir pesé lourd devant ces ambitions économiques et politiques. Pourtant, Port-la-Nouvelle est située dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise et son territoire contient deux sites principaux protégés par le Conservatoire du littoral : le domaine de Frescati (entre Port-la-Nouvelle et Sigean) et l’île et les salins de Sainte-Lucie devenus réserve naturelle régionale de Sainte Lucie.