Sommaire

Un séjour sportif
Du 13 au 20 septembre 2022, Gerald, un membre irlandais des randonneurs de l’association Anglet Accueille, a eu la gentillesse de guider un petit groupe du club sur quelques circuits pédestres de la côte centre ouest de son pays. La liaison par avion est directe de Biarritz à Dublin, puis il nous a fallu prendre un bus de ligne pour traverser l’île de part en part. Nous avons longé Limerick, dîné à Ennis, puis poursuivi en minibus privé jusqu’à notre premier hébergement à Lisdoonvarna, dans le comté de Clare, un long périple pour cette première journée. Après avoir visité les falaises de Moher et le plateau du Burren, nous nous sommes rendus à notre second hébergement situé dans le village de Letterfrack pour rayonner dans le Connemara, avant de clôturer le séjour par une nuitée à Dublin.

Des ours et des hommes
Ennis, grotte Alice et Gwendoline
En me documentant sur la région parcourue, j’ai trouvé un article sur Internet qui relate une découverte intéressante dans les parages d’Ennis. Des milliers d’ossements animaux avaient été exhumés en 1903 de la grotte d’Alice et Gwendoline. Parmi ceux-ci, les scientifiques avaient remarqué qu’une rotule de genou d’ours brun adulte présentait des incisions curieuses. Conservée dans une collection du Muséum national d’Irlande depuis les années 1920, elle fut réanalysée en 2010 et 2011 par le Dr Ruth Carden, associée de recherche au Muséum en tant qu’ostéologue animalière.

Cette étude attira l’attention du Dr Marion Dowd, spécialiste de l’archéologie des cavernes, et les deux chercheuses sollicitèrent un financement de la Royal Irish Academy pour la datation de l’os au radiocarbone. Elle fut réalisée par le Chrono Center de la Queen’s University Belfast, puis un deuxième échantillon fut envoyé à l’Université d’Oxford afin de tester la validité du résultat initial. Les deux dates concordaient: elles indiquaient qu’un travail de boucherie sur l’ours avait été effectué par un humain il y a environ 12 500 ans. Or, depuis les années 1970, la plus ancienne preuve d’occupation humaine de l’île se trouvait au mont Sandel dans le comté de Derry. Ce site avait été daté de 8 000 av. J.-C., soit l’époque mésolithique, ce qui indiquait que l’homme occupait l’île depuis environ 10 000 ans.

D’autres experts ont déterminé que les incisions avaient été opérées sur de l’os frais, confirmant qu’elles étaient contemporaines de cette rotule, et donc que des humains se trouvaient bien en Irlande dès le Paléolithique, 2500 ans avant la date présumée. Qui plus est, celui qui effectua ce travail était peut-être inexpérimenté, comme l’attestent les sept marques sur la surface osseuse. L’outil utilisé pour extraire les tendons de la patte était probablement une longue lame de silex. Le Dr Ruth Carden souligne que “d’un point de vue zoologique, c’est très excitant, car jusqu’à présent il n’avait jamais été envisagé (pour cette période) l’existence d’un facteur humain, notamment en ce qui concerne le processus de colonisation et d’extinctions locales d’espèces”…

Burren, grotte Aillwee
Nous découvrons An Bhoireann, le pays pierreux, sous la houlette du frère de Gerald, Fergal, dont c’est le but de promenade favori tout au long de l’année. Dans un article récemment publié, il apparaît qu’en 1976, des centaines d’ossements animaux furent découverts dans la grotte Aillwee lorsqu’il fut envisagé de la convertir en un site touristique. Le botaniste Brian Ottway de l’University College Galway collecta et étudia ces vestiges parmi lesquels il identifia plus de 20 ossements d’ours, dont un crâne. En 2018, le Dr Marion Dowd de IT Sligo (Atlantic Technological University Sligo) reprit l’analyse des 453 ossements animaux en collaboration avec le Dr Ruth Carden et Sheila Hamilton-Dyer, et elle demanda la datation au radiocarbone d’une sélection d’entre eux. Le Chrono Center de l’Université Queen’s de Belfast révéla la présence d’ossements de deux ours et non d’un seul comme on l’avait imaginé dans un premier temps.

Le crâne d’ours d’Aillwee était vieux de 10 400 ans, il remontait au Mésolithique. La population humaine de l’Irlande comptait alors probablement moins de 1 000 individus, des chasseurs-cueilleurs nomades qui se nourrissaient principalement de sanglier, de saumon, d’anguille et de noisettes. La présence de cet ours indique que le Burren était boisé à l’époque. Ce mâle sub-adulte (1,5 à 5 ans) utilisait peut-être la grotte comme tanière ou pour hiberner et il y est mort. Un os d’ours de la grotte de Glencurran, située à environ 7 km d’Aillwee, a également été daté au radiocarbone du début du Mésolithique, mais il remonte à “seulement” 9 000 ans BP (Before Present, avant le présent).

Un autre tibia d’ours d’Aillwee remonte à 4 600 ans BP, soit au Néolithique supérieur. Il s’agissait d’un ours adulte dont l’os porte une marque de coup donné par un chopper, ce qui laisse suggérer que la carcasse de l’ours a été débitée par des humains. C’est à cette époque du Néolithique que furent construits des monuments mégalithiques tels que la tombe à couloir de Newgrange dont l’histoire est magnifiquement racontée par Frank Delaney dans son livre simplement intitulé Irlande. Quant à la tombe à portail de Poulnabrone que nous sommes allés voir, elle est située juste en bas de la route qui mène à la grotte d’Aillwee et elle a également été construite au Néolithique, mais mille ans plus tôt. Toutefois, Poulnabrone aurait encore été le lieu de rituels religieux lorsque l’ours néolithique d’Aillwee parcourait les forêts environnantes.

Poulnabrone, une vie dure et brève
Lors des fouilles effectuées dans le dolmen de Poulnabrone, des ossements désarticulés et entremêlés de 21 personnes (hommes, femmes et enfants) furent retrouvé enterrés sous le monument. Elles vivaient au Néolithique, durant la période remontant à 5 800-5 600 ans BP. Des objets personnels étaient déposés à leur côté : une hache en pierre polie, des bijoux sous forme de pendentifs en os et de cristaux de quartz, ainsi que des armes et de la poterie. Il y avait aussi des os d’animaux (bovin, porc, mouton/chèvre et chien). De nombreux os humains présentaient des signes d’arthrite dans le haut du corps et les dents des enfants comportaient des signes de maladies et de malnutrition. Dans la plupart des cas, la pathologie et l’état physique des restes indiquaient des vies consacrées à des travaux physiques durs et une durée de vie inférieure à l’âge de 30 ans (sauf un de plus de 40 ans), en dépit de la théorie selon laquelle ils auraient été des individus de haut rang.

Des ossements témoignent de blessures majeures : un crâne et une cage thoracique dont les fractures ont été guéries avant la mort, et un os de la hanche (pelvis) d’un homme adulte percé par la pointe d’un projectile de pierre et non guéri, ce qui signifie que la blessure s’est produite peu de temps avant la mort. A ce propos, l’archéologue Jean Guilaine démontre dans son livre Le sentier de la guerre qu’en effet, de nombreux vestiges dans toute l’Europe offrent la preuve de violences entre humains depuis des temps très reculés. Le dolmen a probablement été un centre rituel jusqu’à l’âge du Bronze (vers 1750 à 1420 avant J.-C.), au cours duquel un nouveau-né a été enterré juste à l’extérieur de l’entrée. Ce site était encore utilisé au début du Moyen Âge.

Un paysage changeant
L’Irlande, une île glaciale ?
Qui se rend compte aujourd’hui de la prouesse accomplie par la vie après les nombreuses glaciations du Quaternaire ? Chaque réchauffement climatique a été mis à profit par la végétation pour recoloniser les espaces, sitôt libérés de leur chape de glace, et avec elle toute une biodiversité d’animaux, de champignons et de microorganismes. Leur présence et leur interaction avec le substrat ont généré un nouveau sol fertile sur les roches arasées, dévastées par le gel, le poids et le raclement de ces montagnes de glace.

Lors de la dernière glaciation – la plus documentée -, la calotte arctique s’était accrue démesurément sur l’hémisphère Nord, autant en épaisseur qu’en étendue. Une énorme couche de glace recouvrait une grande partie de l’Irlande et débordait largement au-delà des côtes actuelles, car l’eau évaporée des océans et emprisonnée dans les glaces avait eu pour conséquence une baisse considérable du niveau de la mer (-120 mètres au maximum de la glaciation, par rapport au niveau actuel). Une partie du plateau continental s’était trouvé asséchée et vint accroître les superficies de l’Irlande et de la Grande Bretagne jusqu’à leur retirer leur caractère insulaire et les rattacher au continent européen.

Des études récentes permettent de mieux se représenter l’impact de cette dernière glaciation grâce à des interprétations fines du paysage. Les scientifiques ont ainsi découvert que la calotte glaciaire anglo-irlandaise n’était pas statique. Durant la période de 25 000 à 16 000 ans BP, elle s’écoulait en un immense fleuve de glace dans la dépression actuellement occupée par la mer d’Irlande. L’étendue maximale des glaces au large des côtes occidentales actuelles de l’Irlande a probablement été atteinte entre 26 000 et 24 000 ans BP. Le retrait et la réavancée des glaces à travers le plateau continental moyen se seraient produits entre 21 000 et 18 500 ans BP.

Ces mouvements de la glace ont laissé des vestiges également sur le plateau continental au large de Galway. Détectés par bathymétrie (cartographie des fonds marins en 3D), on distingue notamment un renflement de terre lobé (noté GLGZW sur le schéma B en lien) et un arc de moraines poussées par la réavancée de la glace (noté GLRM). Sur l’île actuelle se trouve tout un éventail de reliefs glaciaires caractéristiques, comme les moraines, les drumlins, les côtes sous-glaciaires, les eskers, les canaux d’eau de fonte et les rainures creusées dans la roche. Lors de notre balade dans le parc national du Burren, un panneau en marge du sentier attirait l’attention du promeneur sur un gros rocher semblant tombé du ciel. Il s’agissait d’une moraine isolée, roche arrachée plus loin à la montagne et entraînée par le glacier lors de son glissement vers l’aval.

Des plantes voyageuses
Connemara, lac de Mám Éan
Notre deuxième hébergement à Letterfrack a été choisi pour sa proximité du parc national du Connemara. A quelques kilomètres plus à l’est se trouve Mám Éan (Maumeen), un lac au fond d’un cirque creusé par un glacier à l’époque du Dryas récent, durant laquelle le climat s’est de nouveau refroidi entre 12 850 à 11 650 ans BP. Grâce à des carottages, il a été possible de reconstituer la chronologie du retour de la végétation dans la région en inventoriant les pollens contenus dans les sédiments accumulés au fond du lac.

Ainsi, ce sont les herbes qui ont d’abord colonisé le terrain, rejointes successivement par le genévrier, le bouleau, puis le noisetier. De grands arbres se sont ensuite répandus, notamment des pins, des ormes et des chênes, et plus tard des aulnes (il y a environ 7 700 ans). Dans l’intervalle de 10 200 à 4 800 ans avant le présent, le pin dominait et pendant la majeure partie de cette période, les incendies étaient fréquents. Il y eut un déclin de l’orme au milieu de l’Holocène (il y a 6 000 ans) et une courte phase néolithique de défrichement suivie d’une régénération des forêts impliquant, au début, principalement des pins et plus tard des ifs.

Dryade et Petite-tortue
Lors d’une randonnée naturaliste au pic d’Anie, dans les Pyrénées, le guide nous avait montré la dryade à huit pétales (Dryas octopetala), l’une des premières plantes à fleurs à recoloniser les éboulis et substrats libérés par les glaciers après la dernière glaciation et qui subsiste en altitude. Mais en ce mois de septembre, c’est une autre espèce caractéristique que j’ai pu photographier en Irlande: la Petite-tortue (Aglais urticae), un papillon doté d’un épais pelage.

A la fin de la dernière glaciation, le papillon émigra, soit en latitude vers le Nord, soit en altitude. L’espèce actuelle, si elle s’est adaptée à tous les climats, fait toujours preuve d’une grande résistance au froid. Elle peut survivre à de très basses températures, jusqu’à -24 degrés. On peut ainsi l’observer jusqu’à 3400 mètres d’altitude en Europe, et elle peut se reproduire jusqu’à 2600 mètres. On a même aperçu ses petites ailes orange vers les sommets de l’Himalaya, à plus de 5000 mètres !

Inis Oírr, lac An Loch Mór
Nous avons pris un ferry à Doolin, un village dont le nom gaélique, Dúlainn, dériverait de dubh linn, la sombre mare. Il nous mène sur la plus proche des trois îles de l’archipel d’Aran, Inis Oírr (Inisheer), située à 18 kilomètres des côtes occidentales à la sortie de la baie de Galway. Au plan géologique, elles sont le prolongement de l’ensemble calcaire karstique du Burren. Sur le débarcadère, un panneau préfère mettre l’accent sur une autre caractéristique de l’île, An Ghaeltacht, un terme qui signifie à la fois l’ensemble des personnes parlant le gaélique, mais aussi, par extension, une région où une importante proportion de la population le parle. Juste après, un autre panneau annonce Féile na gCloch (Fête de la pierre) : tous les panneaux sont écrits d’abord en gaélique (langue officielle de l’Irlande), puis (souvent, mais pas toujours) en anglais.

Mais les palynologues, quant à eux, ont repéré sur l’île un lac petit, mais profond, sur le lit duquel s’est accumulée une épaisse couche de sédiments (2 mètres d’épaisseur datant de la fin de la glaciation et 12 mètres de la période récente, l’Holocène). Ils contiennent des pollens dont l’étude permet d’apporter un éclairage intéressant sur le retour à la vie, notamment arborée, après la dernière glaciation et son dernier sursaut du Dryas récent qui a eu raison des derniers grands arbustes, morts de froid. Bien qu’après la glaciation elle ait retrouvé son insularité, tout comme l’Irlande, il ne semble pas que cela ait eu une incidence sur sa recolonisation par la végétation, ce qui tient véritablement du prodige. Pourtant, celle-ci n’a pas pu venir du voisinage puisque la majeure partie de l’Irlande subissait le même sort.

Par conséquent, la propagation des plantes a dû se produire à partir d’endroits principalement éloignés, remontant vers le nord et en altitude au fur et à mesure de la fonte des calottes glaciaires et de l’amélioration du climat. Autour du petit lac d’Inisheer, An Loch Mór, comme en Irlande en général, la végétation a commencé à reprendre il y a environ 15 000 ans, mais le phénomène a été sévèrement interrompu et s’est même largement inversé pendant le retour du froid au Dryas récent.

L’expansion des arbres se serait faite au maximum à raison de deux kilomètres par an, mais cette progression du sud vers le nord a pu être plus lente pour certaines essences comme le chêne qui aurait peut-être nécessité jusqu’à mille ans pour parcourir les cinq cents kilomètres de longueur de l’Irlande. La forêt d’abord clairsemée a favorisé l’existence d’une grande biodiversité et elle a procuré un refuge pour les espèces préférant un milieu ombragé. Ainsi, le saule et le genévrier se sont d’abord installés, puis le bouleau et le noisetier. Sont ensuite arrivés successivement le pin, le chêne et l’orme, puis l’aulne, le frêne et l’if. Le rythme d’expansion de chaque espèce, détaillé sur l’étude, ne diffère pas de celui de l’Irlande.

Humains migrateurs
Paléolithique
Comme on l’a vu plus haut, des chasseurs-cueilleurs étaient déjà présents sur l’île il y a au moins 12 500 ans. Ils ont peut-être réduit la grande faune, comme cela s’est produit ailleurs, mais cela n’a pas encore été étudié. La légende raconte que dans les temps anciens, un écureuil pouvait traverser l’île d’une côte à l’autre sans toucher une seule fois le sol ! Elle méritait bien alors son qualificatif d’île émeraude qui lui sera donné par un poète bien plus tard.

Une maladie irlandaise très ancienne
Deux changements culturels majeurs se produisirent sur l’île comme dans l’Europe entière durant la dernière période de la préhistoire: le Néolithique, suivi de l’Age des Métaux (cuivre, bronze – alliage de cuivre et d’étain, fer). Ils eurent pour corollaire l’amorce d’une déforestation qui allait s’intensifier dramatiquement au cours du dernier millénaire de notre ère. Une étude paléogénétique récemment publiée montre que ces deux mutations culturelles se sont produites concomitamment avec deux changements de structure génétique de la population irlandaise. Qui plus est, les populations irlandaises modernes auraient malheureusement hérité d’une caractéristique des individus immigrés à l’âge du Bronze, la rétention excessive du fer, qui a pu être une protection génétique contre des carences alimentaires dans le passé, mais qui est devenue aujourd’hui la maladie génétique de l’hémochromatose.

Migration Néolithique
La transition Néolithique semble s’être produite rapidement, aux alentours de 3750 avant J.-C. La culture néolithique se caractérisait par l’introduction de nouvelles pratiques, l’élevage, la culture de céréales, la céramique et l’usage de maisons en bois, ce qui induisit l’amorce du défrichement des forêts, comme partout où cette culture s’était déjà répandue. L’étude génétique des ossements d’une femme inhumée dans la tombe mégalithique de Ballynahatty près de Belfast (3343–3020 avant J.-C.) révèle 60% de caractéristiques méditerranéennes (sarde et espagnole).

Elle serait une descendante d’un mouvement migratoire qui se serait effectué à partir des premiers agriculteurs de l’Anatolie, eux-mêmes descendants d’un métissage entre deux populations distinctes originaires du Levant et de l’Iran. Ces migrants seraient passés (avec leur bétail et leurs semences) par le sud, et non via l’Europe centrale. Le génome de cette femme comporterait de façon plus minoritaire une portion des caractéristiques des chasseurs-cueilleurs du Mésolithique (culture amenée par des migrants originaires du Proche-Orient).

Migration de l’Age du Bronze
Quant à la transition à l’âge du Bronze (vers 2300 avant J.-C.), elle apparaît dans les génomes d’individus inhumés sur l’île de Rathlin (Irlande du Nord) qui présentent des caractéristiques de populations du Caucase et des steppes d’Europe centrale. L’Irlande reçoit alors la fin d’une grande vague de changement génomique qui a balayé l’Europe vers 3000 av. J.-C. Descendant de métis entre une population de chasseurs-cueilleurs du territoire russe ayant survécu à la dernière glaciation dans le Caucase et d’agriculteurs néolithiques d’Iran, les populations nomades des steppes pontiques de la culture des Kourganes (Yamna en russe) se sont rapidement disséminés en Europe centrale sur le dos des chevaux qu’ils avaient domestiqués. Sur le plan archéologique, cette migration correspondrait peut-être à la propagation de la culture campaniforme.

Ainsi, aux pratiques que comportait la culture néolithique s’ajouta le travail des métaux (Bronze, Fer) qui nécessitait une transformation des minerais dans des fours portés à haute température grâce à la seule source d’énergie disponible, le bois. La métallurgie entraîna une pression supplémentaire sur les forêts dont la surface continua de se réduire. Vers la fin de l’âge du Bronze, le climat changea, il devint plus humide et plus froid. Des archéologues pensent que l’agriculture a dû fortement en pâtir, le paysage se modifiant avec l’expansion des tourbières et de la forêt. Toutefois, une étude montre que le lien entre les fluctuations climatiques et les activités humaines est loin d’être direct, et que les sociétés sont capables de résilience et de s’adapter à des conditions changeantes en modifiant leur mode de vie.

Le gaélique, une langue gauloise ?
Attention, prudence ! Lorsqu’on parle de Celtes, de quoi parle-t-on ? S’agit-il d’une ethnie, d’un groupe linguistique, d’une culture spécifique ? Nous disposons de trois sources scientifiques : l’archéologie, la philologie et, depuis peu, la génétique. La première s’attache à préciser une chronologie et une localisation en interprétant des vestiges matériels (qui, pour les périodes préhistoriques, n’offrent aucune information sur les langues parlées). La seconde a pour base les langues actuelles et les sources écrites, et elle a développé des techniques pour tenter de reconstituer les langues originelles, ce qui n’offre aucune information de lieu ni de temps. Enfin, la génétique peut s’exercer aussi bien sur des populations actuelles que sur des anciennes. Elle peut renseigner sur le rythme, le trajet et l’amplitude des déplacements migratoires humains, mais, là encore, il n’est pas possible de relier un groupe ethnique et une langue parlée.

Même en croisant ces trois sources, il est fort difficile de reconstituer l’origine des Celtes parlant le gaélique, leur parcours migratoire et la chronologie de leur arrivée en Irlande avant les premières transcriptions de leur langue sur la pierre ou d’autres supports qui auraient pu être préservés. Il est aussi très difficile de savoir s’ils avaient une culture propre (détectable par l’archéologie) ou s’ils se contentaient d’adopter celle de la société dans laquelle ils s’inséraient… Bref ! De nombreuses sources documentaires avancent ainsi des assertions qui ne sont pas forcément bien fondées, ou qui s’appuient sur des connaissances périmées, et il est vraiment nécessaire de consulter beaucoup d’informations pour tenter d’y voir clair, autant que faire se peut.

Ceci dit, selon l’étude en lien, le celtique serait vraisemblablement apparu comme un dialecte indo-européen distinct vers le deuxième millénaire avant J.-C., probablement quelque part en Gaule, d’où il se serait répandu dans diverses directions et à différentes vitesses au cours du premier millénaire avant J.-C., supplantant progressivement les autres langues: vers l’est de la péninsule ibérique, le nord de l’Italie, la Grande-Bretagne, l’Irlande, ainsi que Galatia (en Turquie).

Les Celtes et les arbres
Par ailleurs, sur un autre site, on apprend que les tribus Celtes auraient apporté à l’Irlande, en même temps que leur langue gaélique (gaeilge), leur vénération pour les arbres, qui se manifestait dans leur alphabet, leur toponymie, leurs patronymes et leur juridiction. Le gaélique irlandais le plus anciennement connu figure sur des inscriptions gravées sur des colonnes ou des pierres dressées dont la langue serait proche des termes gaulois gravés sur la pierre de Martialis découverte à Alésia. Cette écriture dite oghamique remonterait au IVe siècle après J.-C., mais l’auteur suppose qu’elle était déjà en usage depuis plusieurs siècles sur des supports périssables tels que le bois, aujourd’hui disparus.

L’alphabet gaélique a survécu à l’écriture oghamique et, jusqu’au XVIIe siècle, il a servi de nomenclature pour les lettres irlandaises dont le nom encore en usage en gaélique écossais s’inspirerait de noms d’arbres, au moins pour huit lettres sur la vingtaine que comporte l’alphabet. Par ailleurs, les lois Brehon (Dlíthe na mBreithiúna ou lois des juges) régissaient la vie sociale et politique en Irlande. Elles punissaient d’amendes sévères la coupe non autorisée d’un arbre, condamnant le contrevenant à une compensation financière réglée en têtes de bétail et allant jusqu’à la perte de sa position sociale au sein de la communauté. Elles devinrent caduques après l’invasion normande en 1171.

Pour illustrer cette relation privilégiée avec les arbres, voici quelques exemples dans la toponymie. Le nom du comté de Derry, évoqué plus haut, proviendrait de Doire, un mot qui signifie une chênaie en gaélique. Le préfixe Kill/Kil/Cill est courant dans les noms de lieux tels que Kilcommon, Kildare, Kilkenny. D’une part, il dériverait du mot Coill qui signifie un bois, une forêt. Mais d’autres sources font dériver ce préfixe Kil– du latin cella qui évoque la cellule d’un ermite, une église, un lieu de sépulture, et ce mot serait devenu en gaélique –cil, de cill, dérivant de ceal.

Ainsi, Kilkenny proviendrait de Cill Chainnigh, Église de (St.) Kenneth, qui a fondé la ville. Mais selon le linguiste Joyce, un cinquième des 3400 sites comprenant ce préfixe ferait référence au bois. On peut aussi trouver un mix des deux, comme Kildare, issu de Cill-daro, église du chêne. Il y a encore Kilkelly, Cill Cheallaigh, qui doit signifier le bois de Kelly puisque Kelly est un nom de famille et pas celui d’un saint. Notre deuxième hébergement se trouvait à Letterfrack, un nom issu du gaélique Leitir Fraic signifiant “La colline mouchetée”, allusion sans doute à l’aspect varié de sa végétation. Enfin, les noms de MacCuill, fils de noisetier, MacCairthin, fils de sorbier des oiseleurs, MacIbair, fils d’if, et MacCuilin, fils de houx, montrent jusqu’où pouvait aller ce lien à la nature végétale.

Un pin miraculé
Une forêt presque anéantie
Outre le gaélique, devenu langue nationale, l’Irlande, forte de son indépendance retrouvée, s’est donné pour objectif de mettre en valeur tout ce qui la caractérise en propre, par réaction à la longue domination de l’île par l’Angleterre, qualifiée de colonisation. Dans cette quête, l’étude de la composition de la forêt originelle occupe une bonne place, en vue de sa restauration sur le tiers de l’île pour rejoindre la moyenne européenne de surface forestière. On en est encore loin. En effet, après les premières éclaircies de forêt au Néolithique, les coupes se sont accrues à l’âge du Bronze, puis du Fer, et la déforestation s’est poursuivie à l’avènement du christianisme (Ve siècle) qui coïncida avec une croissance de la population. Vers 1600, les forêts ne représentaient plus que 20% de la superficie, et à la fin du XIXe siècle, 1%…

Depuis l’an 1000
La datation au Carbone 14 des vestiges de pins des hautes terres autour du lac de Mám Éan (Maumeen), au Connemara, jette un nouvel éclairage sur leur développement et celui des tourbières de couverture au milieu de l’Holocène. Si la formation de ces tourbières a été initiée à Mám Éan il y a 10 800 ans, le paysage sans arbre actuel s’est formé au cours des 1000 dernières années à la suite d’un impact humain soutenu qui a également entraîné une grave érosion des sols rocheux et, plus récemment, des sols tourbeux.

Des arbres venus d’ailleurs
Depuis le début du XXe siècle, les terres agricoles n’étant pas disponibles, des bosquets d’arbres ont été plantés par l’État en marge, sur des sols pauvres, avec un choix de conifères tolérants à l’exposition et à croissance rapide, essentiellement des espèces non indigènes d’épicéa de Sitka et de pin tordu nord-américains, d’épicéa de Norvège et de mélèze japonais. Si la forêt irlandaise a atteint aujourd’hui 11% de la superficie, seulement 2% de cette surface est constituée d’espèces indigènes d’arbres.

Cette politique de reboisement avait eu un précédent au XVIIe siècle, avec la réintroduction du pin sylvestre à partir de l’Écosse, d’où son appellation irlandaise de ‘pin écossais’ (Scot’s Pine tree), car on pensait qu’il avait disparu de l’île depuis des siècles. Comme on l’a vu plus haut, l’Irlande n’a que trois conifères autochtones, le genévrier, l’if et le pin sylvestre, celui-ci ayant été une des premières espèces pionnières d’arbre à coloniser l’île après la dernière Glaciation. Mais il semblait avoir disparu de la majorité du pays il y a 4000 ans et de ses derniers refuges vers 350 après J.-C. On n’en retrouvait que des vestiges sous forme de troncs demeurés intacts dans les tourbières lorsqu’on découpait celles-ci en briquettes pour le chauffage. Ainsi, lorsqu’on voyait des pins encore vivants, on pensait qu’il s’agissait de ce pin écossais introduit qui s’était ressemé tout seul.

Politique et Pin sylvestre
Vu de France, cela ne semble guère problématique, un pin sylvestre, c’est un pin sylvestre, qu’il vienne d’Écosse ou d’ailleurs. Mais pour les Irlandais, il en va tout autrement ! C’est pourquoi, lorsque en 2018 une étude révéla qu’en réalité ce pin n’avait jamais totalement disparu d’Irlande et qu’il avait survécu dans une petite niche à l’ouest du pays, ce fut comme si on avait découvert un miraculé ! L’université de Dublin, Trinity College, ‘cria Cocorico’ : “Scots Pine is Irish Through and Through” (Le pin d’Écosse est absolument et définitivement irlandais de souche) !

Ce sont des sondages dans le lac Rockforest Lough de Gortlecka, à 10 km de Corrofin dans le massif du Burren (comté de Clare), qui ont permis d’avoir la certitude que le pin sylvestre avait toujours prospéré dans les parages sans aucune interruption, et que la pinède voisine n’avait pas pour origine les plantations du XVIIe siècle. L’étude des sédiments extraits de son lit a montré que les plus anciens pollens et macrofossiles remontaient à 10 500 ans. Il fut l’espèce dominante dans la plupart des régions occidentales ou montagneuses de l’Irlande durant au moins le début de l’Holocène et sa présence ensuite demeurait importante près des tourbières de couverture, sur les berges des cours d’eau et les hautes terres. Un déclin très sensible débuta il y a 4500 ans, qui était attribuable peut-être aux facteurs conjugués d’un changement climatique, de la compétition de l’aulne glutineux, de l’expansion des tourbières et des activités humaines.

Une affaire d’État
Ce bosquet est composé de pins matures mais rabougris qui poussent au milieu de fourrés de noisetiers. Leur régénération est rare. Suite à l’étude de sa riche biodiversité végétale où s’associent le pin, le noisetier et le Brachypode des bois (une herbe), il ressort que ce cortège floristique est similaire aux pinèdes basophiles norvégiennes qui poussent sur le calcaire. Les auteurs concluent en affirmant nettement qu’est donc rejetée l’hypothèse largement acceptée selon laquelle le pin sylvestre se serait éteint en Irlande.

Ils précisent que “cette forêt relictuelle est située dans le parc national du Burren, propriété de l’État, qui plus est une zone spéciale de conservation du Burren oriental protégée par la Directive Habitats de l’Union européenne. Ainsi, puisqu’il héberge la seule population indigène putative du pin sylvestre d’Irlande, en limite ouest de l’aire de répartition naturelle de l’espèce, ce site a une grande valeur de conservation et doit être soigneusement géré et surveillé. L’approvisionnement en semences pour la restauration ex-situ des forêts doit être compatible avec la viabilité à long terme de la population in-situ.”
Pour conclure…

Les armoiries royales du Royaume-Uni comportent un lion et une licorne tenant généralement un bouclier avec des emblèmes représentant l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande. Cette sculpture décorait autrefois le portique du palais de justice de Galway. Il a été enlevé pendant la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921) car l’armée républicaine irlandaise détruisait fréquemment ces symboles héraldiques à travers l’Irlande. La sculpture est maintenant exposée “sans ménagement” (unceremoniously) derrière le quadrilatère de l’Université nationale de Galway. Le message est clair…

Merci Cathy pour ce toujours bien illustré récit sur l’Irlande et bonne chance pour d’autres aventures ….Amitiés