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Le paradis perdu

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Une longue coévolution fleurs-insectes : Abeille jaune de Ligurie, Alpes italiennes, Apis mellifera ligustica, sur pissenlit (Saint Martin de Seignanx, 20 mars)

Les premiers insectes sont sans doute apparus au Silurien, il y a 425 millions d’années, mais les premières plantes à fleurs (Angiospermes) ne seraient apparues, aux dernières nouvelles, “que” depuis 174 millions d’années, selon la datation du plus ancien fossile trouvé en 2019 dans la région de Nanjing (Nankin) en Chine, la Nanjinganthus dendrostyla. Toutefois, l’apparition des premières plantes terrestres a récemment été repoussée de 470 à 500 millions d’années avant le présent. La famille actuelle des Hépatiques (Marchantiophyta) serait celle qui ressemblerait le plus à ces lointains ancêtres: dépourvues de vaisseaux conducteurs et de racines, l’eau et les éléments nutritifs circulent directement d’une cellule à l’autre. Ainsi, on ne les trouve que sur les parois ou sols rocheux très humides, comme les berges du ruisseau Latsa à Halsou où j’ai photographié la Radule aplatie (identification à confirmer).

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Les Hépatiques, comme les mousses, demeurent très dépendantes de l’eau. Ici, peut-être la Radule aplatie (Radula complanata) – ou plutôt une Conocephalum, suite au commentaire de Lucas – Halsou, 18 mars

Depuis 4,543 milliards d’années qu’elle existe, la Terre n’a cessé de se transformer, des continents se sont créés, assemblés, dissociés, ils ont disparu et d’autres ont émergé… Ces derniers 500 millions d’années n’ont pas fait exception, comme le montre une simulation de la tectonique des plaques où la valse des continents fut ponctuée d’extinctions périodiques catastrophiques de pans entiers de la biodiversité d’alors. Ainsi, évoquer l’époque révolue d’une Nature idéale que l’humain, apparu très récemment, n’aurait pas encore perturbée, tient davantage du mythe du paradis perdu que d’une réalité objective.

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Bourdon cambrioleur, qui fracture la base de la corolle d’une consoude tubéreuse pour voler son nectar ! (9 mars, Villefranque)

Ce qui est extraordinaire, c’est que depuis 500 millions d’années environ, il s’est produit une inflexion de la diversification des espèces qui s’est caractérisée par l’avènement et la multiplication d’organismes pluricellulaires. L’augmentation d’oxygène dans l’atmosphère et le climat n’ont pas été les uniques facteurs d’épanouissement du vivant, loin de là. Ce qui insuffle un tel dynamisme encore aujourd’hui, c’est la vie elle-même, l’interaction entre les êtres vivants, que ce soit pour occuper un territoire, pour s’alimenter, ne pas être (trop) dévoré, s’adapter mieux que d’autres et plus rapidement à une perturbation donnée… Je comparerais ces interactions en chaîne aux poupées russes ou matriochkas, de taille décroissante et emboîtées les unes dans les autres, chacune ayant une incidence sur toutes les autres. En voici un exemple.

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Aulne, chatons (fleurs mâles) et strobiles (fleurs femelles) (Villefranque, 9 mars)

Dans un milieu à la fois saturé d’eau et pauvre en azote, l’aulne est le seul arbre à pouvoir survivre sous nos latitudes. Pour cela, il est aidé par (bien) plus petit que lui grâce à deux types d’associations :
– la mycorhization, d’autant plus importante (en nombre de champignons associés) que l’aulne vit en situation difficile (contrastes saisonniers d’humidité, inondations régulières, milieu instable, etc.) : plus les champignons sont diversifiés, plus la protection et la nutrition de l’arbre sont efficaces ;
– l’actinorhization, due à des bactéries filamenteuses du genre Frankia (appelées Actinomycètes depuis l’époque où l’on croyait avoir affaire à des champignons), qui forment des nodosités faciles à voir (ces « galles » rouges souvent affleurantes à la surface des racines) ; les Frankia sont fixatrices d’azote atmosphérique et assurent l’alimentation en nitrates de toute l’association.

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Lathrée clandestine, berge de l’Uhabia, Bidart, 28 février : les feuilles sans chlorophylles, blanchâtres, forment d’épaisses écailles autour des fleurs en boutons.

Dans ce même milieu inondable de bord de rivière habite la Lathrée clandestine. Plante sans chlorophylle de la famille des Orobanches, elle vit aux crochets, c’est le cas de le dire, des racines de l’aulne – ou de celles de tout autre arbre, arbuste ou liane situées à sa portée. On ne la trouve qu’en Europe occidentale. A l’aide de suçoirs, elle ponctionne la sève élaborée par ses voisins, grâce à laquelle elle se nourrit et construit ses tissus souterrains (un énorme rhizome). Sa sobriété, doublée d’une grande longévité (quelques dizaines d’années), ont pour corollaire de ne pas mettre en péril la vie de son hôte qu’elle n’a aucun “intérêt” à épuiser ni à trucider. Le moment venu, entre mars et mai, ses curieuses fleurs violettes bourgeonnent et éclosent à la surface, dévoilant sa présence jusqu’alors indécelable, si ce n’est à un vague renflement recouvert de limon. Organes classiques de reproduction, elles produisent un nectar destiné à attirer leur pollinisateur attitré, le bourdon, dont la langue de 2 cm de longueur est adaptée à sa profonde corolle et qui supporte de surcroît, en cette fin d’hiver ou début du printemps, les températures encore fraîches.

Très jolie synthèse illustrée sur la Lathrée clandestine (site)

Toutefois, leur situation au ras du sol expose la plante ravisseuse de sève au risque de se faire dérober à son tour son nectar par les fourmis gourmandes de sucre (il en contient 35 à 38%). Pas du tout intéressantes du point de vue de la plante, elles sont bien trop petites pour se frotter aux fourches caudines des étamines et emporter le pollen vers d’autres fleurs, tâche dont se charge parfaitement le gros bourdon velu. La “solution” qu’elle a “trouvée” est inattendue : le liquide sécrété, d’abord légèrement acide, se dégrade en ammoniac, ce qui lui confère une odeur et un goût rien moins qu’agréables ! Étonnamment, le bourdon n’en a cure et n’en semble pas incommodé ! La dissémination de la plante est mystérieuse, et il est possible qu’elle adopte parallèlement plusieurs stratégies pour forcer la chance: transport de fragments de rhizome arrachés avec le sol lors des crues (ce qui induit un bouturage naturel lorsqu’ils sont déposés sur la berge en aval), explosion des capsules et projection des graines à distance, transport des graines par les fourmis ou simplement chute des graines à maturité du fruit. La Clandestine ne pouvant se permettre ni gaspillage ni travail inutile (il n’y a que quatre graines par capsule), la germination ne se produit que si le terrain est favorable: elle est stimulée chimiquement par la proximité des racines d’arbres hôtes qui libèrent en permanence des sécrétions dans le sol (exsudats).

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Un tapis de fleurs de Lathrée clandestine : les feuilles vertes appartiennent à d’autres plantes (Uhabia).

On pourrait poursuivre cette chaîne de relations presque à l’infini, comme le montre excellemment Marc-André Selosse dans son livre Jamais seul et les cours filmés qu’il publie sur la Toile. La leçon que l’on pourrait en déduire, c’est qu’il est plus avantageux de s’adapter, au besoin en s’associant, et d’utiliser les éléments à son profit plutôt que de les affronter. L’irrégularité des précipitations et, par conséquent, du flux des cours d’eau, entraîne fatalement des inondations qui peuvent être mises à profit par une flore et une faune particulière. J’ignore si les écoliers récitent encore les fables de La Fontaine et gardent en mémoire celle du Chêne et du Roseau : plier pour ne pas rompre, un adage qu’a oublié notre culture, dispendieuse d’une énergie et de ressources qui lui semblaient jusqu’à présent inépuisables.

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Les Pyrénées occidentales dépouillées de leurs forêts exercent moins bien leur fonction de château d’eau et de régulateur des crues (Ascain, 21 mars)

Inconscients de ces adaptations merveilleuses et de cette “sagesse” résultant d’une longue coévolution, les humains ne songent qu’à leur intérêt immédiat, décident de “bonifier” ces espaces “stériles et inutiles”, soumis aux aléas des précipitations et aux divagations des rivières. Depuis des siècles, et même des millénaires, ils brûlent les montagnes, drainent les marécages, canalisent les cours d’eau et construisent des barrages de retenues pour constituer des réserves en prévision des périodes d’étiage et pour éviter ou atténuer l’impact des inondations. Les anciennes civilisations d’Égypte et de Mésopotamie se sont construites en trouvant des solutions au problème de la disponibilité en eau dispensée par de grands fleuves au flux irrégulier, le Nil, le Tigre, l’Euphrate. Pour les besoins des voies de communication et de la construction, les lits des rivières sont dragués, les berges creusées pour en extraire le gravier et récupérer les galets ou les sables, des carrières béantes s’ouvrent ici ou là. Des milliers d’hectares de “zones humides” sont détruits, viviers de “germes malfaisants”, de myriades d’insectes et de batraciens bruyants, qui constituaient une manne précieuse où puisaient les oiseaux migrateurs lors de haltes sur leur parcours épuisant.

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Travaux de réfection du déversoir du lac de Saint Pée sur Nivelle (25 février)

Un article dithyrambique décrit les travaux de réfection du barrage de Saint Pée sur Nivelle. Construit dans les années 1960 pour offrir un plan d’eau au tourisme émergent, il a fait son temps et menace de rompre. Le nouveau déversoir devrait supporter un débit de 93 m³ par seconde, à comparer aux 7 m³/s du précédent, tandis que le barrage remis à neuf maintiendra 500 000 m³ d’eau emprisonnés dans ce petit vallon. Cet équipement permettra de supporter des crues centenaires, millénaires, et même… déca-millénaires (!) et limitera les inondations catastrophiques (pour les constructions édifiées avec l’assentiment des mairies et de l’État dans le lit majeur du petit fleuve). Dans un article de France bleu, une belle perle, je dirais même une grossière erreur, trahit une méconnaissance grave du milieu aquatique et l’ignorance d’une coutume profondément ancrée dans le Sud-Ouest de la France. Citation: “Petite concession en faveur de l’environnement, il inclut une passe pour que les anguilles puissent remonter le courant de la Nivelle et frayer dans le lac”…  Sauf que, à l’inverse du saumon, de l’alose, de la lamproie, de la truite de mer ou de l’esturgeon, ce sont les pibales (civelles, alevins d’anguilles) qui remontent le courant avec la grande marée de pleine lune en long banc frétillant. Les jeunes anguilles vivront quelques années en eau douce avant d’effectuer la dévalaison, traverser l’océan Atlantique et s’en aller frayer en mer des Sargasses au large de la Floride ! Comment peut-on ignorer la pêche à la pibale et le prix indécent auquel ce minuscule alevin est vendu, notamment sur le marché chinois ?

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Réfection du barrage du lac de St Pée sur Nivelle (25 février)

Qui plus est, cette initiative (l’aménagement d’une passe à poissons) ne jette que de la poudre aux yeux. Elle occulte une réalité bien triste. La Nivelle n’atteint qu’une cinquantaine de kilomètres de longueur, depuis Urdazubi en Communauté forale de Navarre, en passant par Dantxaria, jusqu’à Saint Jean de Luz, et son bassin versant franco-espagnol réunit quelque 330 cours d’eau. Malgré ses dimensions réduites, le petit fleuve ne compte pas moins de 22 obstacles, tous d’origine artificielle et la moitié située sur le cours principal. 16 sont infranchissables pour les poissons migrateurs, 5 sont franchissables dans les 2 sens, montaison et dévalaison, mais un obstacle empêche la dévalaison des alevins. Ce n’est guère mieux pour la ripisylve, la végétation des berges où la continuité écologique devrait être assurée afin de se conformer à la Directive Cadre sur l’Eau : elle est large, dense, à la végétation diversifiée dans le secteur amont ; elle se réduit à un cordon étroit, peu diversifié et parfois épars dans le secteur moyen à vocation agricole  ; elle est partiellement voire totalement absente dans le secteur aval où elle est remplacée par des perrés (murs inclinés).

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Orchis mâle (St Martin de Seignanx, 20 mars)

Bref, passons à un sujet plus plaisant. Le jour du printemps (20 mars) a été marqué par une belle sortie aux orchidées sauvages organisée par les deux Françoise (M. et R.), toutes deux passionnées de botanique. Prise par l’animation d’un jardin partagé sur Anglet, je n’étais pas disponible le 24 février pour les accompagner lors de leur première sortie à Geaune dans le Tursan (non loin d’Aire sur Adour, dans les Landes). Elles avaient pris rendez-vous avec un membre de la SFO Aquitaine (Société française d’orchidophilie) qui les a emmenées sur trois sites dont la visite les a enchantées. En effet, bien qu’il n’y ait eu qu’une seule espèce d’orchidée à voir à ce moment-là, un très grand nombre de fleurs était épanoui. Il s’agissait de l’Ophrys de Mars : Ophrys arachnitiformis (de type araignée), subsp. (sous-espèce) occidentalis, appelée aussi Ophrys exaltata subsp. marzuola. La floraison de cette sous-espèce occidentale s’étale de février à avril. Mieux encore, le beau temps leur a permis d’observer – et de photographier – le pollinisateur qui, trompé par la plante, était en pleine action de pseudo-copulation ! C’était bien sûr un mâle, celui d’une abeille sauvage appelée la Collète des sablières (Colletes cunicularius), normalement active à partir de mars, mais qui s’avère plus précoce dans notre région, en coordination avec la plante.

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Pseudo-copulation d’une Collète des sablières mâle sur un Ophrys de Mars (Geaune, 24 février 2021, magnifique photo de Françoise M.)

L’Ophrys de Mars peut pousser sur des substrats variés, en pleine lumière ou à mi-ombre. Mais, ainsi que l’indique le site Internet du village de Geaune à la rubrique “Patrimoine”, cette orchidée prospère là-bas sur des coteaux calcaires à genévriers, secs en été et à exposition souvent sud/sud-ouest. Ils recèlent d’ailleurs une faune et une flore sauvages tout à fait particulières. Sur les pentes parfois fortes où l’eau ruisselle sans être retenue, où le calcaire peut apparaître en affleurement, la végétation doit s’adapter à la sécheresse estivale. Trop escarpées pour les cultures, elles ont longtemps été consacrées au pâturage ou à la vigne, ou même abandonnées et peu à peu envahies par des arbustes comme le genévrier et le chêne pubescent. Dans cette végétation assez clairsemée, la concurrence n’y est pas trop forte: on y trouve de petits sous-arbrisseaux ligneux, des graminées, des plantes herbacées adaptées (Globulaire), des plantes à bulbes (Muscari) et bien sûr des Orchidées terrestres (27 espèces d’orchidées sont répertoriées dans le Tursan).

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Orchis mâle (St André de Seignanx, 20 mars)

Qu’est-ce qui avantage l’orchidée dans des milieux hostiles (trop humides, trop secs, trop pauvres) ? C’est sa relation symbiotique avec un champignon microscopique qui fournit à son hôte les substances nutritives nécessaires. 90% des plantes terrestres ont des mycorhizes, une relation avec les champignons dont l’origine remonte à très longtemps puisque les fossiles des plus anciennes plantes terrestres en révèlent déjà des traces. Cette association a probablement dû leur faciliter la sortie du milieu aquatique et la colonisation des îles et continents. L’originalité des orchidées, me semble-t-il, tient dans leur dépendance absolue vis-à-vis de cette  mycorhize : en l’absence du champignon, la germination de leurs graines minuscules dépourvues de réserves est vouée à l’échec.

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Ophrys arachnitiformis (de type araignée), subsp. (sous-espèce) occidentalis, appelée aussi Ophrys exaltata subsp. marzuola (Photo Françoise M.)

En outre, cette mycorhize se déroule selon un processus propre à cette famille. – Petit aparté : Initiative très originale, la thèse en lien se conclut par une fable scientifique pleine d’humour, “La Forêternelle” (Pages 233-243), que j’ai beaucoup appréciée (même si parfois les allusions et calembours n’étaient pas toujours très évidents à comprendre !). –  Bien sûr, comme beaucoup d’autres plantes, certaines espèces d’orchidées sauvages de France peuvent se reproduire de façon végétative en créant un individu génétiquement identique (un clone), soit à partir de leurs tubercules (quelques Orchis et Serapias), ou de leur rhizome (Cypripedium, Cephalantera, Epipactis et Epipogium), ou encore de stolons (Goodyera repens) ou bien, pour le cas unique de Hammarbya paludosa, à partir de bulbilles se formant sur les feuilles. Toutefois, seul le mode de reproduction sexué permet de coloniser de nouveaux lieux et de favoriser l’évolution de la plante.

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Ophrys lupercalis (photo Françoise M.)

Les ophrys ont un labelle pourvu d’une pilosité importante comportant une zone glabre appelée macule. C’est sans doute cette pilosité qui a valu son nom au genre, le mot ophrus signifiant en grec « sourcil ». Leur particularité la plus remarquable consiste dans les relations développées avec les insectes et en particulier différentes espèces d’abeilles sauvages. N’offrant ni nectar ni pollen récoltable, les fleurs des Ophrys parviennent néanmoins à s’attirer les faveurs des pollinisateurs grâce à un ingénieux simulacre floral connu sous le nom de “leurre sexuel“. Elles attirent exclusivement les mâles de certaines espèces d’abeilles ou de guêpes solitaires qui, pensant trouver en ces fleurs une partenaire sexuelle potentielle, opèrent une tentative de copulation sur le pétale modifié, le labelle. Mais c’est le parfum floral des Ophrys qui constitue le principal facteur responsable de l’attractivité des fleurs : il imite relativement fidèlement la phéromone sexuelle émise par les femelles des pollinisateurs concernés ! Toutefois, seulement 15% environ des fleurs réussissent ainsi à être pollinisées, c’est dire la chance qu’ont eue les deux amies de pouvoir observer ce phénomène relativement rare… En compensation du faible nombre de fleurs fécondées, leur fructification donne des gousses qui libèrent des myriades de graines fines comme de la poussière. Après mon séjour à Taïwan en 2018, je me suis documentée sur les orchidées, et notamment sur la germination de ces graines et la multiplication végétative de ces plantes. J’invite le lecteur à se reporter à l’article publié sur mon site pour en savoir davantage sur le sujet.

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La Collète des sablières mâle change de position pour sa pseudo-copulation sur l’Ophrys de Mars: les pollinies de l’orchidée sont déjà fixées sur l’avant de sa tête (photo Françoise M.)

Cette famille des Collétides est une des plus primitives des Apoïdes (qui regroupent les Guêpes en forme d’abeilles et les abeilles). Comprenant environ 3000 espèces dans le monde, les abeilles sauvages du genre Colletes construisent des nids dans les sols meubles. Elles tapissent leurs cellules d’élevage de sécrétions spéciales qui les rendent étanches avant d’y mettre les provisions pour leur future progéniture. Cette substance protectrice est émise par la glande abdominale de Dufour, dont l’orifice se trouve près du dard et qui peut occuper jusqu’à la moitié de la cavité abdominale selon les espèces. Chez Colletes, le liquide huileux et odorant, musqué, se compose de lactones. Tapissé sur les faces internes de chaque cellule d’élevage, il se transforme en une membrane transparente de polyester naturel solide et épaisse, étanche et insoluble dans différents solvants.

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Abeille sauvage, sans doute une Colletes, en train de creuser son terrier (Hasparren, 27 mars)

Les préoccupations actuelles sur le développement durable et la nécessité de fabriquer des produits qui soient biodégradables conduisent à effectuer de nombreuses études chimiques avec plusieurs lignages de Colletidae, principalement Colletes et Hylaeus. Par exemple, en s’interrogeant sur la différence de texture entre les membranes de Colletes et celles des autres familles, il en a été déduit que celle-ci pouvait dépendre du déroulement de deux processus distincts. La texture pouvait découler de la façon dont fonctionne l’enzyme présumée de polymérase des lactones, ou alors de la façon dont ces polymères en formation sont extrudés et étirés par la “glossa” – extrémité de la “bouche” de l’insecte en forme de pinceau-brosse. C’est ce qu’il se passe pour certains plastiques, tels que les polyéthylènes, qui adoptent différentes caractéristiques physiques selon leur mode d’extrusion.

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En bordure de la piste, 15 à 20 terriers étaient creusés sur le petit talus exposé au sud. Les abeilles entraient et ressortaient, s’envolaient et revenaient en un trafic incessant. Celle qui est sur la photo transporte du pollen sur sa troisième paire de pattes. (Hasparren, 27 mars)

Dernière petite remarque: si l’on considère cette curieuse coévolution de l’Ophrys et de son pollinisateur, tout se passe comme si l’orchidée avait “conscience” des imperfections de la vue de l’insecte, notamment en terme de résolution et de reconnaissance des formes. A ce sujet, j’ai déjà rédigé un texte consacré aux capacités d’orientation des abeilles  qui est conditionnée en partie par leur vision et leur mémoire, et je viens de trouver un site qui donne des informations approfondies sur la vision des insectes. Un autre détail intéressant, c’est que l’orchidée double le leurre visuel d’un leurre olfactif, là encore comme si elle “savait” que l’insecte, y voyant mal, se fiait davantage à son odorat. C’est sur les antennes que se trouve le récepteur des phéromones sexuelles (normalement émises par la femelle) qui sont rarement constituées d’une seule molécule, mais plus généralement d’un bouquet de molécules. L’information spécifique résulte parfois des proportions entre ces différentes molécules. Ce point est très important, par exemple pour distinguer entre espèces apparentées. En ce qui concerne le parfum émis par l’Ophrys, des chercheurs étudient sa composition pour savoir dans quelle mesure le cocktail de molécules émises par la plante coïncide avec celui de l’insecte femelle, et s’il existe une certaine latitude ou marge d’erreur possible pour la plante. Enfin, condition préliminaire indispensable, la plante, enracinée au sol, semble avoir “connaissance” des facultés de déplacement de l’animal qu’elle utilise comme coursier pour “expédier” son pollen vers une consœur et dont elle “attend” la remise d’un pollen compatible en vue d’une fécondation croisée. Même si l’on me dit qu’il ne s’agit là que de la combinaison du hasard d’une chaîne de mutations multiples chez chacun des protagonistes en interactions et du temps qui se compte en millions d’années, la création d’une relation aussi complexe, que rien ni personne n’aurait pu prévoir à l’origine, est bluffante !

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Sérapias langue (Serapias lingua, St Martin de Seignanx, 20 mars)

Passons maintenant aux orchidées observées un mois plus tard, le premier jour du printemps. Françoise R. nous emmène, Françoise M., Jacqueline et moi, en des lieux précis, des bords de route ou de chemin qu’elle fréquente lors de balades où elle voit à dates régulières réapparaître ces plantes remarquables. Mais d’année en année, nous dit-elle, leur nombre s’amenuise et les dernières en viennent à mourir, faute d’avoir pu se reproduire. Quelle en est la cause ? C’est la tonte trop fréquente des bas-côtés et parfois si brutale que tout ce qui dépasse est arraché, laissant la terre à nu. Chemin faisant, nous voyons un homme s’acharner à rendre “propre” l’arrière de sa haie (côté route, sur l’espace communal), fauchant rageusement l’herbe haute en faisant hurler son moteur. Les plantes ont beau avoir la possibilité d’une repousse végétative (un clonage) à partir des racines, rhizomes ou bulbes, il arrive un moment où elles s’épuisent et meurent sans avoir eu la latitude de se reproduire et d’expédier leurs semences dans des endroits moins exposés aux comportements néfastes des humains…

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Les Orchis mâles rescapées subsistent entre le champ de maïs et la route. (St André de Seignanx, 20 mars)

La première espèce que nous voyons, près du CPIE Seignanx Adour (Centre permanent d’initiative pour l’environnement) à St Martin de Seignanx est le Sérapias langue (Serapias lingua). Présent dans la moitié sud de la France, il pousse de mars à juin dans les prairies humides, les garrigues et les pelouses. Les informations vont vite dans le petit monde des orchidophiles, parfois même trop vite, remarque Françoise. En effet, dès qu’un de ses membres aperçoit une orchidée en fleurs, il le signale sur la Toile, donnant l’impression que c’est le plein boom alors qu’il ne s’agit que d’un individu précoce. Avant de nous amener, elle a préféré attendre un peu pour être sûre de ne pas nous déplacer que pour voir des feuilles ou des hampes en boutons !

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Le Sérapias langue: un leurre sexuel avec nid (St Martin de Seignanx, 20 mars)

Le 24 mai 2007, un observateur de l’Aveyron crie victoire. Il a réussi à observer le pollinisateur du Serapias langue : il s’agit de la Cératine commune (Ceratina cucurbitina) mâle. C’est une abeille solitaire de la famille des Apides, une Xylocope – abeille charpentière – miniature (7 mm) et de couleur noire. La femelle pond habituellement dans un tube creux, par exemple un trou de tige de ronce. Le tube floral du Sérapias langue imite un nid de l’insecte, et la fleur émet en plus un léger parfum imitant les phéromones de la femelle. Le mâle, trompé par le leurre visuel et olfactif, refuse de partir de la fleur et, quand l’observateur l’en déloge, il revient aussitôt dans la même fleur ou une de ses voisines. La fleur pousse encore plus loin le piège avec la callosité noire en forme de grain de café sur la base du labelle qui imite l’abdomen de la femelle. Lorsque l’insecte monte sur cette callosité pour tenter une pseudo-copulation, il touche les bursicules et prend obligatoirement les pollinies sur l’avant de la tête, puis il s’en va féconder une autre fleur. L’insecte a aussi été observé dans les mêmes conditions sur l’île d’Oléron. Le Sérapias langue constitue donc un leurre sexuel avec nid pour assurer sa pollinisation !

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Orchis mâle (St André de Seignanx, 20 mars)

L’Orchis mâle (Orchis mascula) est une plante devenue rare en plaine du fait de l’intensification des pratiques agricoles et qui souvent subsiste sur les bords de route comme nous l’avons constaté nous-mêmes. En grec « orchis » signifie testicule, nom inspiré par la forme des tubercules ; ainsi, on a prêté à la plante des propriétés aphrodisiaques (théorie « des signatures ») ; avec ses tubercules en forme de testicules et son éperon dressé et vigoureux, on comprend pourquoi on l’a appelé ainsi !

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Orchis mâle avec son éperon dressé (St André de Seignanx, 20 mars)

Quel est le pollinisateur de cette orchidée ? La fleur sent… le pipi de chat ! L’autopollinisation ne fonctionne pratiquement pas chez cette espèce. Pourtant, diverses études ont montré que plus de la moitié des inflorescences ne donnent pas de fruits et 88% des plantes produisent seulement trois fruits au plus par inflorescence ! Par épis, la production moyenne de fleurs qui fructifient se situe entre 3 et 20%. Par contre, si on pollinise manuellement les fleurs, on atteint 80% de fleurs qui donnent des fruits. En outre, les quatre fleurs au bas de chaque inflorescence sont le plus pollinisées, celles situées au-dessus du milieu voient leurs chances de fructifier réduites au moins de moitié. Pourtant, l’observation directe a permis de recenser une trentaine d’espèces de pollinisateurs avec en tête les abeilles solitaires et les bourdons (plus parfois des papillons de nuit). Mais si on les suit lors des visites, on constate que les bourdons sondent avec leur longue langue les deux premières fleurs du bas (celles qui fleurissent en premier), puis ils s’en vont ; les abeilles solitaires font de même, et au bout de 7 à 8 fleurs visitées, elles vont ailleurs. La raison en est simple: l’éperon ne contient pas de nectar ! Comme en plus, le pollen se trouve sous forme de masses gluantes (les pollinies) non exploitables par les butineurs, il n’y a donc aucune récompense à espérer. Ainsi, les visites se concentrent sur les deux ou trois premiers jours qui suivent le début de la floraison, tant que les abeilles et les bourdons n’ont pas encore appris (ils en sont capables) à éviter ces fleurs scélérates. La floraison printanière assez précoce leur permet aussi d’abuser des reines de bourdons encore naïves et qui ont un besoin impérieux de nourriture pour fonder leurs colonies par exemple.

Experimentation de la pollinisation de lorchis male par ajout de leurre visuel
Expérimentation de la pollinisation de l’orchis mâle par ajout de leurre visuel, correspondant à une balle de ping-pong blanche placée à même hauteur que les inflorescences. (Photo B. Schatz)

L’Orchis mâle, un leurre visuel ? Chez les orchidées, environ un tiers des espèces (et plus encore en Europe) ne produit pas de nectar pour ses pollinisateurs. Ces espèces dites trompeuses ont un succès reproducteur souvent faible, dû à l’évitement des pollinisateurs. Plusieurs stratégies ont été développées par ces plantes pour améliorer leur pollinisation : mimer une espèce nectarifère (mimétisme Batésien), imiter un site de ponte, imiter un abri (Sérapias), créer un pseudo-antagonisme (elles vibrent dans le vent pour que les abeilles attaquent leurs fleurs, permettant la pollinisation), imiter la silhouette d’une femelle (pour que le mâle pollinise la fleur), engendrer une tromperie sexuelle (pseudo-copulation du mâle sur le labelle). La stratégie de l’Orchis mâle est de se fondre parmi des espèces nectarifères qui lui procurent un effet “aimant”, d’attraction, les pollinisateurs visitent ainsi par erreur l’Orchis lors de leur passage d’une fleur à l’autre. Dans ce cas, l’effet de facilitation d’une ou plusieurs espèces sur la reproduction de l’orchidée n’implique pas une ressemblance entre les fleurs, pas plus qu’un abus des capacités limitées de l’insecte à discriminer les espèces. L’effet bénéfique sur la reproduction de l’orchidée s’explique simplement par l’attractivité globale de la communauté de plantes qui fleurissent en même temps qu’elle. Dans le contexte actuel de réduction des pollinisateurs et des plantes pollinisées par les insectes récemment démontré en Europe, cet effet de facilitation pourrait constituer un outil potentiel pour la conservation d’espèces trompeuses à faible taux de reproduction ou de taxons rares. Un chercheur a conçu une expérience originale. Il a placé des balles de ping-pong blanches à la même hauteur que les fleurs dans un parterre d’Orchis mâle. Quel résultat a-t-il obtenu ? Je vous le donne en mille. Le succès reproducteur des populations d’Orchis mascula a été augmenté de manière spectaculaire par adjonction de ces leurres visuels ! Incroyable !

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Listère à feuille ovale ou Grande listère, Neottia ovata (Ondres, 20 mars)

La dernière orchidée est un cauchemar pour les photographes: verte sur fond vert, avec des fleurs minuscules ! Il s’agit de la Listère à feuille ovale ou Grande listère, Neottia ovata, que nous observons à Ondres ce même jour. Sa classification a récemment été modifiée, devenant une “cousine” de la Néottie nid d’oiseau (Neottia nidus-avis), une orchidée plus rare, dépourvue de chlorophylle. La Listère a pour habitat les bois de feuillus, les taillis, les forêts d’épicéas et forêts mixtes inondées, ou encore les tourbières de sapins eutrophiques. Il est regrettable que certains propriétaires, peu conscients des conséquences de leur gestion, en viennent à raser inconsidérément des parcelles dont la flore – et la faune – peuvent être remarquables. Il est certain que la demande est telle qu’il peut être tentant de céder son bois à bon prix, sans prendre en considération la destruction du biotope ni les conséquences sur le climat.

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Fleur de la Grande listère (Ondres, 20 mars)

Pendant la floraison, la Listère atteint souvent 50 cm de haut. Les fleurs vertes et discrètes de cette espèce doivent être observées de près : les inflorescences émettent des composés volatils pour signaler aux insectes pollinisateurs la présence de nectar qui coule le long de la lèvre étroite. Après fécondation de la fleur, le fruit forme à maturité une capsule dont les graines minuscules sont emportées comme de la poussière par le vent. Au moins 68 espèces de champignons, majoritairement de l’ordre des Sébacinales, sont susceptibles de former une mycorhize avec cette orchidée. Malgré tout, la plupart des graines meurent en attendant une mycorhize qui met trop de temps à se constituer : heureusement que chaque plant adulte (à partir de l’âge de 13 à 15 ans) en produit 21 000 en une saison et que la Listère a une bonne longévité (28 ans) !

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Listère à feuille ovale ou Grande listère, Neottia ovata (Ondres, 20 mars)

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Camille
2 années

Merci pource nouveau texte, Cathy . Je vais le lire plus tard “à tête reposée”, le contraire serait dommage ! Amitié, à toi et ton entourage

Lucas
2 années

Bonjour et merci pour cet article.

Petite précision cependant, concernant la mousse présentée au début: je pense qu’il ne s’agit pas de Radula complanata mais plutôt d’une espèce du genre Conocephalum. Beaucoup d’espèces de bryophytes se ressemblent fortement et ne peuvent être identifiées qu’avec des flores spécialisées 😉

Cordialement

pierre mauriaud
2 années

Chère Cathy,
je te cite: “La leçon que l’on pourrait en déduire, c’est qu’il est plus avantageux de s’adapter, au besoin en s’associant, et d’utiliser les éléments à son profit plutôt que de les affronter.” Ce que Darwin a mis en évidence est encore plus simple: si l’on ne s’adapte pas, on disparait.
Et encore bravo pour ton texte.

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