Sommaire
Préambule
La météo du nord-est de l’Italie a annoncé la pluie pour notre court séjour d’une semaine à la mi-avril. Heureusement, comme au Pays basque, les prévisions sont rendues peu fiables en raison de la proximité des montagnes et de la mer qui jouent au ping-pong avec les masses atmosphériques et nous n’aurons guère à souffrir du mauvais temps, même si les températures seront plutôt fraîches. C’est une nouvelle destination de l’agence Rando-Oiseaux que je découvre. Au programme, Dimitri Marguerat propose des randonnées naturalistes dans le delta du Pô, un site apprécié des oiseaux migrateurs qui y font halte, à l’automne comme au printemps.
Ce n’est pas lui qui nous y guide, mais un Italien, Luca Giraudo, heureux de nous faire voir quelques sites privilégiés de son pays, dotés d’une riche biodiversité. Vivant près de la frontière occidentale, il a suivi deux formations, l’une en Italie, l’autre en France, et son bilinguisme sera précieux pour nous donner un aperçu naturaliste bien sûr, mais aussi culturel, historique, gastronomique, voire politique, comme nous le verrons à propos des difficultés de création d’un parc naturel à cheval sur deux régions à la personnalité fortement marquée (carte), la Vénétie et l’Émilie-Romagne…
En prévision de mon voyage, j’ai cherché un livre qui me plongerait dans l’ambiance locale. Il n’a pas été très facile d’en trouver en français, la majorité des ouvrages traduits se centrant surtout sur Venise et les grandes villes de la plaine padane. J’ai quand même fini par en dénicher un qui s’intitule Pô, le roman d’un fleuve. Son auteur, Paolo Rumiz, est un journaliste et un écrivain voyageur natif de Trieste, plusieurs fois primé pour ses œuvres. Encore bien dynamique et bon vivant alors qu’il a dépassé la soixantaine, il a l’idée de descendre le fleuve dans trois embarcations successives, une grande barque à l’ancienne, un canoë et un voilier, une expérience originale émaillée de péripéties parfois cocasses, d’échanges intéressants, et source de profondes réflexions intimes, historiques, culturelles, littéraires et même environnementales.
Parmi les personnes qui font un bout de chemin à ses côtés, il cite Valerio Varesi, natif de Turin, diplômé de philosophie, journaliste et auteur de romans policiers. Je commande Le fleuve des brumes dont le sujet correspond exactement à mes desiderata. L’écrivain plonge le lecteur dans une ambiance automnale typique de cette plaine humide et encaissée, dont il décrit les températures plus que fraîches, la pluie persistante, la neige, le gel et un brouillard à couper au couteau. Comble de tout, d’abondantes précipitations font dangereusement monter le niveau du Pô qui finira par déborder et inonder les berges et les bas-fonds à proximité de la ville de Parme où officie son personnage fétiche, le commissaire Soneri. On est loin de l’image idyllique du climat toscan volontiers véhiculée par la littérature et le cinéma !
Le polésine
Une terre naturellement marécageuse
Le terme polésine, il polesine en langue vénète, désignait autrefois une terre marécageuse, un îlot temporaire destiné à être balayé à la prochaine crue du fleuve. C’est devenu le nom du territoire situé entre le Pô et l’Adige, dont l’étendue a fluctué au gré des divagations des deux fleuves. Le polésine est inclus dans l’ensemble plus vaste de la basse plaine du Pô qui diffère nettement de la haute, non seulement par son altitude, mais aussi par la nature des sols, le régime des eaux et la végétation.
Des montagnes en fer à cheval (les Alpes au nord et à l’ouest, les Apennins au sud) cernent la partie haute où les torrents déposent les éléments les plus grossiers, sables et graviers, arrachés par l’érosion. Ils rendent son sol perméable, l’eau pluviale pénètre jusqu’à des dizaines de mètres de profondeur jusqu’à rencontrer une couche de roche imperméable sur laquelle elle s’écoule et ressort en aval sous la forme de sources ou de résurgences.
C’est à ce niveau que débute la partie basse de la plaine (la Bassa), dont la faible pente fait ralentir et serpenter les fleuves et leurs affluents qui, lors des inondations, décantent et abandonnent sur toute sa surface des fragments très fins de roches. Ces argiles rendent le sol imperméable ou peu perméable, les eaux y stagnent en marais à la géographie changeant au gré des caprices du cours principal du fleuve (Po di Venezia). Encore loin de la mer Adriatique, celui-ci se divise en un delta à sept branches aux noms qui nous deviendront familiers: Po di Volano, Po di Goro, Po di Gnocca ou Po di Donzella, Po di Tolle, Po di Pila, Po di Maistra et Po di Levante.
Des polders plus bas que les fleuves
Habituée au paysage de collines et de montagnes du Pays basque, mon regard se perd jusqu’à l’horizon dans ce plat pays sans relief, très agricole, quasiment dépourvu d’arbres et de haies. Autre source d’étonnement, la circulation sur des routes souvent surélevées est rendue compliquée par le dense réseau de fossés et de canaux qui convertissent la région, vu d’avion, en un immense quadrillage régulier. Mais le comble, c’est le niveau du fleuve dont les ramifications s’écoulent entre des grosses digues de terre qui surplombent parfois de plusieurs mètres les champs et les villages: des tonnes d’eau suspendues !
Les anciens ont gardé en mémoire la terrible inondation de novembre 1951. A cause des précipitations élevées et continues qui ont frappé presque tout le bassin du Pô, les débits de la plupart des tributaires alpins et des Apennins sont parvenus au Pô au passage de sa pointe de crue. Tout près de Pontelagoscuro, les eaux, qui surmontaient depuis 20 heures la digue gauche, y ont ouvert trois brèches et ont submergé en 11 jours presque 1000 km² du territoire du Polésine jusqu’au delta du Pô…
Affaissement du sol
Déjà très bas, les sols du Polésine ont en plus tendance à s’affaisser (subsidence). Les causes en sont multiples, naturelles et anthropiques. Tout d’abord, les couches superficielles du sol, qui contiennent de l’argile riche en matières organiques et en tourbe, se compactent au rythme de 4 à 5 mm/an. Ensuite, la plaque adriatique exerce une pression qui aggrave la subsidence de 1 mm/an.
Par ailleurs, les reliefs alentour continuent de se soulever de façon imperceptible, non pas tant à cause de la poussée de l’Afrique qui a induit ces plissements terrestres, mais en raison de l’action conjuguée de la fonte progressive des glaciers depuis le dernier maximum glaciaire il y a 20 000 ans et de l’érosion naturelle qui ne cesse d’arracher la roche superficielle pour la précipiter vers l’aval. Ainsi, les Alpes pèsent moins sur le manteau terrestre qui les supporte et peut ainsi davantage prendre ses aises. En réaction, la plaine du Pô, qui fut un bras peu profond de la mer Adriatique, a plutôt tendance à s’enfoncer, une subsidence peut-être engendrée aussi par le poids de tous ces sédiments qui s’y déposent depuis des millions d’années et la comblent progressivement.
Mais le facteur humain est très important. Ces terres sont donc des polders obtenus par assèchement des marécages. Les bras du fleuve canalisés entre des digues ne peuvent plus répandre leurs sédiments sur ces territoires qui en auraient pourtant bien besoin, puisqu’ils sont situés pour la plupart au-dessous du niveau moyen de la mer.
En outre, à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale, la croissance économique italienne s’est accompagnée de l’exploitation intensive des aquifères (pour l’industrie et l’agriculture). La diminution du volume d’eau dans le sol a provoqué l’affaissement de ce dernier en maints endroits. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’État italien a remédié en partie au problème en entreprenant la construction de nouveaux aqueducs pour l’acheminement des eaux de surface.
Parallèlement, l’extraction de méthane de réservoirs situés dans le sous-sol du Polésine a provoqué un affaissement si rapide et si catastrophique des sols, que des canalisations de drainage se sont rompues, endommageant les systèmes de pompage de l’eau. Cette exploitation a dû être interrompue et seule a subsisté l’extraction en station offshore dans l’Adriatique.
Un delta ramifié et instable
En observant depuis l’avion ces immenses étendues de parcelles rectangulaires, il apparaît évident que ce paysage a été presque entièrement modelé par l’homme et n’a plus grand chose de naturel. Cela me fait penser à une autre zone humide, les Landes, à laquelle je m’étais intéressée en 2015. En essayant de comprendre les raisons pour lesquelles cette vaste région avait été transformée, j’avais découvert le récit de Jean Thore, Promenade sur les côtes du golfe de Gascogne, publié en 1811: il présentait un état des lieux de cette région juste avant les drainages et la plantation d’une monoculture de pins.
Malgré les brûlis qui étaient alors opérés chaque année par les bergers dont les troupeaux préféraient l’herbe aux buissons de la lande, l’auteur décrivait avec force détails une biodiversité luxuriante, aussi bien animale que végétale, favorisée par l’omniprésence de l’eau. Pour l’illustrer, voici un court extrait de ses observations. L’esturgeon et le marsouin fréquentent le bassin d’Arcachon. L’huître de gravette surtout et la moule s’y multiplient avec une telle abondance, qu’elles y forment des bancs très grands, qui vont toujours croissant. Nous osons même assurer que ces deux espèces de coquillages finiraient par former des îles et encombrer le bassin, sans la pêche continuelle qu’on en fait.
Enfin, ce milieu amphibie du nord de l’Italie, mi-terre, mi-eau, est soumis depuis toujours à d’impressionnants aléas saisonniers : lors des fortes intempéries automnales, le Pô et ses affluents ont une fâcheuse tendance à vouloir déborder de leur lit, inonder les alentours, et il arrive même (rarement) que le Pô se fraye un nouveau passage dans les terres. Aujourd’hui, après de nombreuses divagations au fil des siècles, le fleuve emprunte encore six bras actifs.
Son delta est l’un des plus complexes de tous les fleuves européens, avec au moins 14 embouchures, réparties en cinq groupes (du nord au sud): le Po di Levante, le Po di Maestra, le Po della Pila, le Po delle Tolle et le Po di Goro e di Gnocca. Le Po della Pila transporte le plus grand volume d’eau et il est le seul navigable jusqu’à Pavie. Il y a aussi une multitude de bras morts qui se comblent peu à peu par accumulation des alluvions. Si ce delta est à peine plus grand que celui du Rhône, il s’en distingue par son instabilité chronique.
Les terribles «sauts» du Pô se font, paraît-il, toujours du sud vers le nord. Selon une de mes sources documentaires, la raison en est simple. Les affluents de gauche viennent des Alpes et sont des cours d’eau limpides, car ils s’arrêtent dans les grands lacs ; ils ont leur crue maximale, non pas au moment des pluies diluviennes, mais au printemps avec la fonte des neiges. C’est pourquoi ils n’apportent en règle générale ni alluvions ni dépôts de sable sur le lit du grand fleuve. Du côté du sud, au contraire, les affluents de droite courts et torrentiels dévalent les Apennins. Ils ont des écarts énormes entre leurs flux d’étiage et de crue, et ils entraînent les détritus issus de l’érosion des montagnes, accumulant la terre, les roches et les troncs d’arbres sur le côté droit du lit du Pô qui, de temps à autre, fuit l’obstacle et se déplace plus au nord.
Le cerf du bois de la Mesola
Le parc naturel du delta du Pô se compose de milieux très variés. En raison de la météo mitigée et surtout des fortes rafales de vent, Luca nous emmène d’abord au Bois de la Mesola, un milieu plus abrité que la côte. C’est le plus vaste espace vert de la province de Ferrare, mais il ne représente pourtant qu’une maigre relique des forêts de plaine qui autrefois, durant le haut Moyen-Age, recouvraient les cordons dunaires du Po di Goro et du Po di Volano. Comme on le voit sur la deuxième carte ci-dessus, la côte Adriatique était alors toute proche et les mouvements conjugués des bras du fleuve et de la mer engendraient cette conformation irrégulière du terrain où s’accumule encore dans les creux une eau stagnante entourée d’une végétation palustre.
Si ce bout de forêt de quelque deux mille hectares a pu subsister dans ce delta désormais majoritairement converti en espace agricole, c’est initialement grâce au dernier duc de Ferrare, Alfonso II, qui avait offert à sa troisième épouse, Margherita Gonzaga, une résidence construite entre 1578 et 1583, où il avait coutume d’accueillir la cour à l’occasion de grandes battues de chasse. Mais cet imposant complexe fortifié (le château d’Este) entouré de douze kilomètres de fossés était surtout un bastion stratégique face à son adversaire de toujours, la proche République de Venise.
Quatre siècles plus tard, en 1977, les temps ayant changé, c’est au contraire pour protéger le cerf de la Mesola que cette forêt sera déclarée “Réserve naturelle intégrale”, entièrement clôturée et surveillée par le Corps forestier. En effet, cette population de cerfs autochtones de l’Italie péninsulaire est la dernière à subsister après des siècles de chasse et d’altération de son habitat. Le bois de la Mesola est aussi l’un des rares endroits européens à ne pas avoir fait l’objet de réintroduction de cerfs de provenance extérieure au pays.
Vivant dans l’isolement géographique du delta du Pô, ce cerf de petite taille s’est adapté depuis des siècles à un environnement forestier littoral faiblement productif. L’étude de son ADN mitochondrial révèle qu’il est proche du cerf sarde et du cerf ibérique, mais qu’il se distingue nettement du cerf du centre-nord de l’Europe. Sa survie est mise en péril par le nombre insuffisant des individus composant sa population, son faible taux de reproduction et la concurrence du daim sur ce territoire restreint.
Un panneau de la réserve indique quelques espèces exotiques devenues invasives. En tête de liste figure le daim, introduit aux temps historiques à partir de l’Asie mineure pour la chasse. Frugal et adaptable, il se nourrit d’herbe, de feuilles et d’autres produits de la forêt. Il occupe ainsi la niche écologique du cerf avec lequel il entre en compétition. Il est présent à la Mesola mais nous ne l’avons pas aperçu lors de notre petit parcours dans la réserve.
En voyant la pression exercée sur la forêt par ces herbivores peu farouches, sûrs depuis des décennies d’être à l’abri des chasseurs et de tout autre prédateur comme le loup, le lynx ou l’ours, je comprends le souci des gestionnaires qui souhaitent en prélever une partie afin de les introduire dans d’autres réserves italiennes où ils seraient moins à l’étroit, avec un risque de dégénérescence plus réduit.
Le problème de surpâturage par les grands herbivores s’était aussi posé dans le parc de Yellowstone (États-Unis d’Amérique) pourtant 450 fois plus grand que la Mesola. Je m’y étais rendue en 2017 avant d’aller observer une éclipse de soleil non loin de là, près des Monts Teton. En vue de la rédaction de mon récit de voyage, j’avais lu la synthèse d’une étude scientifique relatant que la réintroduction du loup gris avait permis non seulement de supprimer cette pression et de restaurer la végétation arborée, mais également de rééquilibrer toute la chaîne trophique.
Toutefois, je viens de découvrir un nouvel article à propos des recherches d’autres scientifiques qui contestent ces assertions trop simplistes et démontrent que la nature est plus complexe que cela: de nombreux facteurs interviennent et interagissent sans que jamais on n’arrive à déterminer ce qui a précisément induit tel ou tel changement. Les loups ne sont qu’un paramètre parmi bien d’autres. En outre, ils affirment qu’il est illusoire de croire à un équilibre de la nature. Il faut plutôt se résigner à l’idée d’une nature en adaptation et en évolution permanente en fonction des perturbations subies, en “état dynamique de déséquilibre”, un concept nettement moins confortable pour nos esprits avides de certitudes…
Les Étrusques et la maîtrise de l’eau
Cet immense “plat pays” aussi bien que “pays bas”, – la Bassa -, semi-aquatique et mouvant, a donc été drainé sur la majeure partie de sa surface afin de le convertir en terres arables dûment asséchées et protégées des inondations par la canalisation des cours d’eau. Cette artificialisation de l’environnement a forcément eu un énorme impact sur la vie sauvage, qu’elle soit aquatique ou terrestre, végétale ou animale. Pour nous qui venons observer les oiseaux, et tout particulièrement les migrateurs de milieu d’eau douce ou d’eau saumâtre dont la plaine du Pô et le delta sont (furent ?) une halte privilégiée, il est important de comprendre comment, pourquoi, nous, les humains, avons autant modifié cette nature.
Bien sûr, cela ne s’est pas fait en un jour. Les Étrusques, à ma connaissance, ont été les premiers à initier sur la péninsule des aménagements hydrauliques. Sans doute originaires d’Orient – où cette pratique était courante depuis des millénaires -, ils parlaient une langue qui n’était pas indo-européenne, mais dont les courtes inscriptions sont faciles à lire puisque l’écriture utilisée pour la transcrire est grecque.
– En fait, les Grecs eurent deux alphabets. Tout d’abord, les Mycéniens (XVIe-XIIe siècle avant notre ère) utilisèrent le linéaire B emprunté aux Crétois. Puis, durant les “siècles obscurs” (XIIe-VIIIe siècle avant notre ère) qui suivirent la disparition de la civilisation créto-mycénienne, l’usage de l’écriture semble avoir disparu. Enfin, c’est au VIIIe siècle avant notre ère, au début de l’époque archaïque, que remontent les plus anciennes inscriptions grecques en écriture adaptée de l’alphabet phénicien. C’est ce deuxième alphabet grec qui sera à l’origine des alphabets modernes servant à écrire les langues européennes. –
L’Étrurie, territoire initial des Étrusques sur la péninsule italienne, correspondait approximativement à l’actuelle Toscane, au tiers nord du Latium et au nord-ouest de l’Ombrie. Leur civilisation s’est développée sur près d’un millénaire à partir du Xe siècle avant notre ère. Au cours de la période dite archaïque (VIIe siècle avant notre ère), ils accrurent leur territoire qui s’étendit de la plaine du Pô à la Campanie.
C’est donc d’abord en Étrurie qu’ils entreprirent de maîtriser les eaux: colmatage et drainage de la Maremme, réalisation de la Cloaca maxima à Rome, recueil des eaux de pluie dans des citernes éventuellement reliées à des gouttières ou des gargouilles, fontaines, puits, canalisations d’eau potable ou d’eaux usées, captation, décantation, filtration, aqueducs, cunicoli, irrigation… Tous ces éléments sont bien documentés dans cette région. Par contre, dans le delta du Pô, la transformation des sols, suite aux mouvements de la mer et des fleuves au cours des millénaires, rend difficile la découverte de traces préhistoriques, si ce n’est celles de la présence des Étrusques à partir du VIe siècle avant notre ère dans l’ancien port d’Adria (dont est issu le nom de la mer Adriatique). Situé entre le Pô et l’Adige, en Vénétie, ce dernier était également fréquenté par les Vénètes et les Grecs. Les limons et sédiments fluviaux accumulés depuis des millénaires ont rendu les terres très fertiles. Pour bonifier (drainer) les marais Adrianes, les Étrusques creusèrent des canaux qui furent par la suite maintenus et amplifiés par les Romains.
Au cours des assainissements des marais de Pega en 1954-1960 (Valle Pega) et des marais de Mezzano en 1960 (Valle del Mezzano), Spina fut extirpée de la gangue de vase où elle gisait depuis quasiment deux millénaires. Fondée dans la province de Ferrare, à six kilomètres à l’ouest de l’actuelle Comacchio, cette cité du delta fut submergée au début du Ier siècle et sa disparition la fit entrer dans la légende. Les fouilles révélèrent que ses habitants avaient creusé un chenal formant une dérivation du fleuve – appelée Spinet ou Spino – qui leur permit de pratiquer le commerce par les voies de communication fluviale, maritime et terrestre (Reno, Pô et Adriatique).
Le Courrier de l’Unesco de 1958 relate cette “récente” découverte. Une première photo en noir et blanc prise d’avion permet de détecter un quadrillage de lignes claires qui révèlent la présence de murs enfouis dans les limons. La seconde photo montre qu’une végétation plus drue pousse à l’emplacement des anciens canaux autour d’îlots urbains depuis longtemps disparus. Ces “palafittes” – constructions lacustres sur pilotis – furent édifiés vers le VIe siècle avant notre ère.
En raison de l’apport permanent de sédiments sableux ou limoneux par le fleuve, Spina se trouva de plus en plus éloignée de la mer. Au IVe siècle avant J.-C, il fallait naviguer 3,5 km pour l’atteindre, tandis qu’au temps d’Auguste, trois siècles plus tard, le village construit sur le site de Spina se trouvait à 16 km de la mer ! En outre, par suite des affaissements survenus au cours des siècles, toute cette portion de plaine dite valle Pega se trouve aujourd’hui à un mètre environ au-dessous du niveau de la mer, tandis que dans l’antiquité pré-romaine, une partie du terrain émergeait des eaux de la lagune, ce qui permit l’existence d’un centre aussi peuplé que Spina.
Après le déclin de la civilisation étrusque, les Romains, influencés sous bien des aspects par leurs prédécesseurs, s’établirent à partir du Ier siècle de notre ère dans cette région riche en forêts et en sols argileux, notamment autour de Ferrare, pour satisfaire leurs besoins en bois et en matériaux de construction (tuiles et briques en terre cuite). Comme les Étrusques, ils détestaient les marécages auxquels ils attribuaient tous les maux, si l’on en juge par divers textes qui sont parvenus jusqu’à nous, et ils n’ont eu de cesse de les assécher.
Les traces fossiles de la colonisation romaine peuvent apparaître parfois sur des photos prises d’avion grâce à un jeu d’indices particuliers, comme la coloration des céréales, le micro-relief à la surface des cultures, la tache d’humidité sur des sols nus, etc., mais c’est plutôt rare. Par chance, cela a été le cas dans le Polésine, cette région du delta du Pô située près de Rovigo, où une grande centuriation a pu être identifiée. Ailleurs, la régularité des quadrillages orthogonaux qui dessinent les pourtours des champs n’est souvent que le résultat de 2000 ans de dynamique paysagère, et absolument pas la persistance d’un arpentage romain qui serait demeuré inchangé pendant tout ce temps.
Par exemple, en Vénétie occidentale autour de sites médiévaux comme Cittadella ou Castelfranco Veneto, ou de sites modernes comme Rosà ou Piazzola sul Brenta, les belles grilles régulières de champs rectangulaires proviendraient plutôt des parcellaires planifiés médiévaux et modernes, liés à des colonisations autour de villes neuves ou autour des villas vénitiennes de la fin du Moyen Âge et de l’époque moderne, qui auraient renforcé la rigidité de la grille romaine et auraient poursuivi sa construction.
Tour Abate: Ferrare contre Venise
Après notre visite du bois de la Mesola, nous faisons halte à la Tour Abate. Elle est le symbole de toute une époque hostile aux marais. En effet, forgé sous l’Antiquité romaine, le discours dessiccateur a été remis au goût du jour à la Renaissance, à la faveur de la redécouverte des auteurs anciens. Abrités derrière un argumentaire pré-hygiéniste, les propriétaires terriens ont lancé de vastes programmes d’assèchement de marais. Ce mouvement a été particulièrement sensible dans la plaine padane, en Italie du Nord. Avec un peu de retard, en France, Henri IV ordonna le 15 novembre 1599 l’assèchement des marais dans tout le pays.
La Tour Abate, donc, était l’une des plus importantes infrastructures hydrauliques destinée au contrôle et à la sauvegarde de la Grande Bonification opérée entre 1566 et 1580 sous l’égide du Duc de Ferrare, Alfonso II d’Este, déjà cité à propos du Bois de la Mesola. Le drainage des marécages grâce à un réseau de fossés et de canaux permettait d’évacuer l’eau par la simple force de la gravité dans le Po di Goro. A l’origine, l’édifice était situé à proximité de la mer et il se présentait comme un simple pont à ciel ouvert construit en 1568-1569 par Isippo Pontoni, un ingénieur de Vérone. Cinq portes à flot étaient fixées sous les arcades : elles s’ouvraient à marée basse sous la pression de l’eau douce accumulée dans les canaux de bonification Bentivoglio et Seminiato, puis elles se rabattaient automatiquement, poussées par la marée montante, de façon à ce que l’eau salée ne pénètre pas dans les canaux.
Suite à la construction en 1578 d’une enceinte colossale de douze kilomètres autour d’un vaste Barco utilisé par le Duc comme réserve de chasse personnelle, une tour fut érigée au-dessus du dispositif hydraulique de façon à assurer une fonction défensive, car, depuis son emplacement privilégié, il était possible d’observer et de contrôler une grande portion du territoire jusqu’à l’intérieur des murs d’enceinte d’un côté, et jusqu’au Port de la Tour Abate à l’opposé. Quant au Château de Mesola, il fut construit à l’issue de cette vaste opération d’assainissement sur la rive du Po di Goro entre 1578 et 1584.
Mais rien n’est définitif en ce bas monde ! Ces travaux herculéens furent mis à mal en un rien de temps par l’adversaire de toujours, la République de Venise, pour des raisons intimement mêlées à la fois hydrographiques, politiques et économiques. La carte du delta montre la situation initiale en 1570: un vaste marécage peu habité où le Po delle Fornaci se divise près des dunes de Loreo en trois bras intitulés Po di Tramontana au nord (le plus actif), Po di Levante et Po di Scirocco au sud. Après le “saut” du fleuve dû à la rupture de Ficarolo, au XIIe siècle, les alluvions véhiculés par le Po di Tramontana, en plus de gêner la navigation interne, menaçaient de combler progressivement la lagune vers Chioggia malgré le complexe système hydraulique instauré dans le Polésine. Les Vénitiens craignaient en outre que l’Adige conflue dans le Po di Tramontana, ce qui aggraverait la situation.
Un dernier facteur n’avait pas été pris en compte dans les prévisions: le tremblement de terre du 17 novembre 1570 dans la région de Ferrare. En effet, si, durant tout le règne de la seigneurie d’Este, le bras principal du Po passait par Ferrare pour ensuite se diviser en deux bras, le Po di Volano et le Po Primaro, l’eau passa désormais avec davantage de force dans le bras septentrional. La carte de 1585 montre que l’Adige se jette désormais dans le Po di Tramontana non loin de son embouchure. Le Po di Goro n’est plus le bras principal du Pô et le Pô de l’Abate se réduit à bien peu de chose puisque, en 1568, le Duc Alfonso II d’Este l’a séparé du Po di Goro en le réduisant à un canal de drainage pour la bonification du Polésine de Ferrare, espérant ainsi maintenir un débit suffisant au Po di Goro pour la navigation.
Ce n’est pas tout ! Le delta du Pô était aussi l’une des “Routes du sel”, un système de communication et de transport fluvial d’une importance vitale autant pour la Sérénissime que pour les Este de Ferrare qui expédiaient la précieuse denrée extraite des marais salants côtiers vers les riches régions de Milan et Brescia. En effet, le sel était difficile à trouver dans les régions septentrionales ou éloignées de la mer. Pourtant, il était indispensable à la conservation des aliments sur une longue période. La production du fromage et de la charcuterie, la conservation de la viande, du poisson et aussi des olives demandaient de grandes quantités de ce précieux produit ; il était également requis pour les activités artisanales comme le tannage des peaux et la teinturerie.
Venise avait depuis longtemps projeté un détournement du fleuve, mais la présence à Ferrare des Este, ses rivaux pour le contrôle de ce fructueux marché, l’avait obligée à reporter le début des travaux qui auraient été perçus comme une déclaration de guerre. En effet, les Este avaient absolument besoin du flux important du Pô pour maintenir actifs leurs ports le long des embouchures du Volano et de l’Abate.
Mais faute de descendant direct, le duché de Ferrare passa en 1598 directement sous l’autorité des États pontificaux et il fut réduit à une simple province. Qui plus est, le Pape Clément VIII proclama que 1600 était une année sainte, ce qui lui interdisait d’entrer en guerre. L’occasion était trop belle ! Le Doge Marino Grimani avança le prétexte du risque de comblement de la lagune pour engager immédiatement les travaux sous la direction du Surintendant Alvise Zorzi. Ces derniers s’étalèrent sur quatre années, en raison des sabotages et des grèves fomentés par le Saint Siège (!).
Le détournement, nommé Taglio di Porto Viro, modifia les conditions hydrauliques du territoire. Le cours de la branche principale du Pô fut dévié vers le sud (à l’inverse des “sauts” naturels du fleuve qui se produisent vers le nord). Cette intervention engendra l’ensablement des embouchures des canaux de drainage de la région de Ferrare. La Tour Abate perdit sa fonction hydraulique originelle pour ne conserver que sa fonction de contrôle militaire.
Cette fois, dans le domaine du détournement de fleuve, les Vénitiens furent précédés par les Bayonnais ! Inquiets des divagations de l’Adour dont les tempêtes hivernales bloquaient tour à tour ses embouchures successives par des barrières de dunes, les Bayonnais intriguèrent auprès du roi Charles IX qui leur accorda en 1562 la permission de détourner le fleuve. Ce dernier faisait justement un coude près de Bayonne pour s’en détourner et s’écouler ensuite vers le nord, dans les Landes. Le creusement d’un canal ne fut réalisé qu’une décennie plus tard, en 1578, et ce fut à l’occasion d’une crue providentielle de la Nive que l’Adour se jetta désormais à Bayonne par cette nouvelle embouchure. Les deux ports lésés par cette opération furent Capbreton et Port d’Albret à Vieux-Boucau. Pour contrer les concurrents commerciaux, on ne lésinait déjà pas sur les moyens !
Pour revenir à la Tour Abate, devenue un monument au début du XXe siècle, elle se reflète aujourd’hui de nouveau dans un miroir d’eau entouré d’une foisonnante végétation palustre, fruit d’une intervention de requalification environnementale des années 1970.
…A SUIVRE…