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Polésine, de terre et d’eau (suite)

38 min - temps de lecture moyen
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La terre ou l’eau ?

Que préserver, la terre ou l’eau ?

Des ressources insuffisantes ?

La “Bassa padana”, ou basse plaine du Pô, était-elle aussi malsaine que le prétendirent les Romains dont les discours sur les miasmes délétères des marais furent repris à leur compte par les élites de la Renaissance dans toute l’Europe ? Était-il vraiment nécessaire, siècle après siècle, de l’assainir, de la bonifier, de l’assécher, de la drainer ? La prévention des inondations et la canalisation des fleuves furent-elles si bénéfiques à long terme ? Pourquoi les habitants la quittaient-ils par vagues successives ? Son sol fertile et sa faune sauvage abondante n’arrivaient-ils donc pas à les nourrir ?

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“Il casone di pesca di Porticino” (la maison de pêcheurs de Porticino), construite sur une petite île (Photo Oasi di Cannevié) – Bonification sous Mussolini.

Pourquoi migrer ?

Pour prendre un exemple concret, pourquoi les grands-parents maternels de mon mari sont-ils partis de la campagne autour d’Udine – près de Trieste en Frioul-Vénétie julienne, à l’extrémité nord-est de la grande plaine – ? Dans l’entre-deux guerres, ils ont émigré avec une partie de la famille dans le Lot-et-Garonne, tandis que l’autre demeurait en Italie. L’historienne Carmela Maltone rappelle que “cette immigration italienne dans le SudOuest de la France s’inscrivait dans le grand mouvement migratoire qui a concerné l’Italie entre 1876 et 1960.

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Films tournés dans le delta: Marcello Mastroianni dans “Un ettaro di cielo” (Un morceau de ciel), 1958 – “Agnès va mourir” (Seconde guerre mondiale), 1976.

Sur cette période, 24 millions de transalpins quittent la péninsule ; 11,5 millions se dirigent vers les Amériques et 12,5 millions vers des pays européens : Belgique, Suisse, Empire austrohongrois, puis l’Allemagne. Près de 4 millions ont franchi la frontière française dont la moitié sans retour. La destination française a pris de l’importance après la Grande Guerre, quand l’Europe centrale perdit de son attractivité, qu’il devenait plus difficile de passer outreAtlantique et que le fascisme arrivait au pouvoir. C’est en 1924 que débute le flux migratoire italien dans les zones rurales du Sud-Ouest (Aquitaine et Midi-Pyrénées) pour se tarir avant la guerre. Globalement, les Transalpins s’installent sur les coteaux du bassin de la Garonne, dans des zones de polyculture ; les zones spécialisées (maraîchage des vallées, arboriculture, vigne) aux revenus plus sûrs sont moins en crise.”

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Cultures sur le plateau de Monbran, au-dessus d’Agen (Album familial)

Ce fut le cas du grand-père de Jean-Louis qui s’installa en fermage sur les hauteurs d’Agen pour y cultiver des céréales. Il vivait avec sa famille au château du Tuquet, une grande demeure avec dépendances qui était une possession d’un marquis résidant en Belgique. Depuis 1982, le plateau de Monbran où se trouve le Tuquet comprend une zone naturelle protégée de plus de 150 hectares. Seules y demeurent quelques propriétés agricoles, dont certaines datent du XVIIIe siècle. Dans l’échancrure nord du site se trouve le hameau de Monbran, qui présente un grand intérêt historique et patrimonial. En effet, à la Renaissance, la région d’Agen a connu un important renouveau intellectuel avec l’arrivée d’évêques italiens. Ils étaient accompagnés d’une suite de clercs, de juristes, de musiciens, d’artistes, de médecins, dont Scaliger, Nostradamus… La résidence d’été des évêques se trouvait sur le plateau de Monbran. Réhabilité et transformé en sanatorium au début du XXe siècle, ce château a été transformé depuis en centre de convalescence. La petite église du hameau, romane, est inscrite sur la liste des monuments historiques.

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Fenaison sur le plateau de Monbran, au-dessus d’Agen (Album familial)

“Ces Italiens, essentiellement des familles nombreuses paysannes, arrivaient de trois régions du NordEst de l’Italie : la Lombardie, la Vénétie et le Frioul. Les deux premières sont des régions qui font partie de la plaine du Pô, une zone aux sols alluviaux très fertiles qui possédait à cette époque des activités industrielles de pointe, de grands domaines agricoles mécanisés voisinaient avec une paysannerie fragile ou pauvre. De nombreux petits propriétaires avaient de la peine à subsister et les journaliers étaient menacés de chômage du fait de la mécanisation du travail agricole. La situation était aggravée par une croissance démographique très forte de 20%, sans que l’économie locale soit en mesure d’absorber cette maind’œuvre. Rien d’étonnant à ce que des paysans appauvris par les impôts, le chômage et l’augmentation de bouches à nourrir fussent prêts à émigrer. Entre 1901 et 1915, les statistiques indiquent 823 569 départs de Lombardie, 882 000 de Vénétie et 560 000 du Frioul. Le départ vers le SudOuest rural français s’explique par une situation démographique diamétralement opposée. Déjà, la tradition du droit d’aînesse de cette terre républicaine avait entraîné depuis plusieurs décennies un taux de fécondité assez bas ; les morts de la Grande Guerre et l’exode rural avaient porté le coup de grâce, avec une perte dun quart des hommes adultes.”

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Parc régional du delta du Pô de l’Emilie-Romagne: Station Pineta San Vitale et Piallasse di Ravenna.

Richesse et dénuement

Une saleté repoussante

La situation était encore pire dans le passé. Pourtant, les livres d’histoire nous décrivent une société italienne brillante, éclairée, qui occupait peut-être au XVIIe siècle la région la plus riche d’Europe. Mais à quel prix ! Selon l’historien Carlo Maria Cipolla, “les conditions hygiéniques des villes italiennes de l’ère pré-industrielle étaient “hallucinantes”. Dans les bas-quartiers des cités florentines, les caves étaient pleines de déjections humaines, les puits contaminés par les eaux usées… Partout régnaient la puanteur et la saleté dans les rues comme dans les maisons, avec l’omniprésence des rats, des puces et des poux. Des hordes de paysans affamés venaient mendier et mourir dans les villes, les stocks de nourriture étant dans les greniers urbains publics ou au domicile des plus nantis. La ville exploitait alors la campagne bien plus impitoyablement que ne le firent jamais les fameuses puissances impérialistes vis-à-vis de leurs colonies au XIXe siècle. Le rentier citadin pressurait le paysan, ne lui laissant que le strict nécessaire pour ne pas mourir de faim.” Et Venise n’était pas la dernière à s’approprier les richesses de son arrière-pays… Pauvre Polésine !

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Les pêcheurs de la station Pineta San Vitale se plaignent du dérangement causé par le passage des touristes dans le parc !

Des maladies de civilisation

Dans de telles conditions, la peste faisait des ravages: elle se déclarait d’abord chez les rongeurs qui, piqués par des puces infectées par le bacille Yersinia pestis, mouraient rapidement. Les puces perdant leur hôte recherchaient d’autres sources de sang et contaminaient l’Homme ou des animaux domestiques. La puce de l’homme prenait le relais. L’épidémie qui sévit de 1629 à 1631 dans le quadrilatère Venise-Milan-Gênes-Florence fit périr 1,1 million de personnes sur les 4 millions qui vivaient en Italie du Nord ! De même, le typhus était associé à la misère humaine, la promiscuité en milieu froid et humide, la sous-alimentation et l’absence totale d’hygiène, les pauvres portant les mêmes vêtements pendant des semaines, voire des mois. Les infections étaient provoquées par des bactéries de la famille des rickettsies transmises par le pou de corps ou la puce de rat.

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L’entretien de toutes ces pompes représente un travail (et un budget) énorme (Golena di Ca’Pisani – Via delle valli di Porto Viro)

Quant au choléra, celui qui sévissait en Europe n’était en fait qu’un ensemble de gastro-entérites saisonnières, non contagieuses, dues sans doute le plus souvent à des salmonelles. Beaucoup plus virulent et contagieux, le choléra causé par la bactérie Vibrio choleræ fut très longtemps cantonné à l’Asie (Inde, Chine et Indonésie). Au XIXe siècle, il se propagea dans le Moyen-Orient, l’Europe et les Amériques. Il provient de la consommation de boissons ou d’aliments souillés par de la matière fécale. – L’expression “avoir une peur bleue” est héritée des périodes d’épidémies de choléra qui provoquait une cyanose livide effrayante (par rupture des capillaires) précédant de peu la mort. – La diphtérie apparut à partir du XVIe siècle en Europe. Touchant surtout les enfants, c’était une maladie infectieuse contagieuse due à Corynebacterium diphtheriae ou bacille de Löffler-Klebs, susceptible de produire une toxine qui touchait d’abord les voies respiratoires supérieures, puis le cœur et le système nerveux périphérique. De graves épidémies se déclarèrent en Italie au XVIIe siècle et, avec l’expansion commerciale, la maladie devint pandémique.

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Limicole au long bec (bécassine ?)
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Échasses blanches
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Toujours étonnant de voir un bateau surmonter les plans d’eau et glisser derrière les arbres.

Ce tableau calamiteux montre que, à l’évidence, les considérations de santé publique n’effleuraient pas vraiment l’esprit des puissants – sauf si des épidémies trop fortes ou trop fréquentes portaient atteinte à leurs intérêts -. Ainsi, par rapport au reste de l’Europe, l’Italie du Nord fit office de précurseur en se dotant progressivement d’institutions sanitaires à la suite de la peste noire du XIVe siècle: des Magistratures spéciales de Santé, d’abord temporaires, officiant pendant les crises épidémiques, puis permanentes. Très vite les principes de base seront la localisation et le signalement des cas, la séparation et l’isolement des personnes contaminées et suspectes, les quarantaines et les cordons sanitaires. À partir de 1550 s’instaure l’échange d’informations sanitaires entre les cités-états et l’institution du passeport sanitaire pour circuler d’une ville à l’autre. En 1590, Milan limite le nombre d’occupants par maison et met en œuvre un écoulement des eaux usées.

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Des champs en contrebas des digues de terre qui enserrent les canaux et les bras du delta du Pô.

Une région exempte de malaria

La malaria (“mauvais air”) – ou paludisme (maladie des marais) – n’atteignit que tardivement la plaine du Pô: les moustiques, vecteurs du Plasmodium falciparum, étaient incapables de survivre à ses hivers rigoureux. C’est cette particularité – par rapport aux plaines italiennes plus méridionales – qui rendit si attractive cette vaste région pour y accroître les terres arables par assèchement des marécages. Il fallut attendre une coévolution entre les trois protagonistes (humain, moustique et plasmodium) pour que ses habitants en viennent aussi à pâtir de cette maladie. Mais ce furent surtout les relations étroites entre Ravenne (et plus tard Venise) et l’empire byzantin qui déclenchèrent l’introduction dans l’environnement du moustique Anopheles sacharovi, mieux adapté à ces conditions climatiques que l’Anopheles labranchiae qui sévissait plus au sud.

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Beaucoup de bateaux spécialisés pour enfoncer les piquets, draguer les chenaux pour les embarcations…

Petit détail intéressant, parallèlement à l’adaptation génétique et biologique des populations exposées depuis longtemps à ces parasites de la malaria se développèrent des adaptations comportementales, y compris sur le plan alimentaire (“le régime crétois”). La fève induit dans le système digestif la production d’agents oxydants anti-malaria, de même que la vitamine C contenue dans les crudités. Les laitages offrent aussi une protection, ainsi que le poisson – la sardine – riche en omega-3. Par ailleurs, en Nubie, les céréales conservées dans des récipients en terre en vue de la fabrication de la bière ou du pain étaient colonisées par des streptomycètes, qui sont des bactéries connues pour leur production d’antibiotiques naturels (streptomycines). Les Égyptiens, fins observateurs de la nature, avaient inscrit en hiéroglyphes sur le temple Denderah : “Évitez de sortir à l’extérieur après le coucher du soleil durant les semaines succédant aux inondations du Nil” (qui avaient lieu en été). En outre, en bordure de marécages, ils construisaient de hautes tours au sommet desquelles ils allaient dormir, conscients du fait que le vent empêcherait les moustiques d’y séjourner. Cela ne les empêchait pas d’utiliser des moustiquaires afin d’accroître leur protection nocturne.

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La pêche encore bien vivace dans le delta.

Nouveau Monde, spéculation immobilière et climat

Un article éclaire les imbrications étonnantes de causes très diverses qui conduisirent à l’assèchement du delta du Pô. Tout d’abord, la découverte de l’Amérique qui fit la richesse de l’Espagne eut pour effet de réduire celle de l’Italie marchande tournée vers l’Orient. Le déclin des activités manufacturières qui s’ensuivit rendit attractif l’investissement foncier dans une conjoncture de hausse des prix agricoles, des locations et du prix des terrains. Les capitaux consacrés aux travaux d’assèchement des marais étaient récupérés sous forme d’impôts ou de rente, et grâce au développement du commerce intérieur par voie fluviale. Ainsi, la forte avancée du delta sur la mer Adriatique qui fit suite à l’aménagement du Taglio di Porto Viro fut mise à profit par les grandes familles vénitiennes. Elles firent construire de grosses exploitations agricoles, fruit de la bonification, auxquelles elles donnèrent leur nom : Ca’ Zen (Ca’, abréviation vénète de casa, maison), Ca’ Emo, Ca’ Venier, Ca’ Vendramin, Ca’ Tiepolo, Contarina, Donada, etc.

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Filets et nasses à marée basse dans le delta.

Parallèlement, de 1550 à 1650, l’aggravation climatique de la “petite ère glaciaire” en Europe se traduisit dans le bassin du Pô par une augmentation appréciable de la pluviosité et des phénomènes d’érosion : succession d’inondations catastrophiques des fleuves, ruptures des berges et débordements, surélévation des lits, avancements considérables des littoraux à l’embouchure des fleuves avec formation ou élargissement de lagunes côtières et aggravation généralisée des conditions d’écoulement de l’eau en plaine. La canalisation des cours d’eau, surtout les affluents en provenance des Apennins, devint indispensable pour préserver les ouvrages de bonification réalisés par le passé et en construire de nouveaux. Ces conditions furent mises à profit par Venise… au détriment de Ferrare.

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Creusement du chenal ?

Préserver la terre…

Qu’en est-il aujourd’hui ? Si – en Europe – ces épidémies ont été reléguées dans les arcanes de la mémoire collective, d’autres problèmes ont émergé, dont la source provient encore de la primauté des intérêts économico-politiques sur d’autres considérations – en l’occurrence le climat, la biodiversité, l’état sanitaire du sol, de l’eau, de l’air… et de tous les êtres vivants.

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Une barque emportée par une tempête ou une inondation ?

Drainage gravitaire

Les sédiments ont été déposés de façon irrégulière sur la plaine par les cours d’eau et leurs inondations successives, et ils entravent parfois la libre circulation de l’eau. A ma connaissance, aucun moulin, à aube ou à vent, aucune noria animée par des animaux, n’ont été utilisés pour assécher les marais de la “Bassa“, alors que dès le XVIIe siècle, les Pays-Bas avaient commencé à augmenter la surface des polders grâce aux moulins à vent capables d’élever l’eau de plus de trois mètres. La plaine du Pô ne disposait pas de vents suffisamment réguliers pour utiliser cette force motrice. – En Italie, comme dans la plupart des pays européens, il existait des moulins-bateaux sur les fleuves et les rivières, et peut-être des moulins à marée sur la côte vénitienne, mais ils servaient essentiellement à moudre le grain. – Donc, jusqu’à la découverte d’autres forces motrices, l’unique solution pour obtenir de nouvelles terres arables résidait dans l’ouverture de passages et le creusement de fossés permettant à l’eau de s’écouler vers l’Adriatique grâce à la gravité, en suivant la pente extrêmement faible. Le corollaire, c’est que tout abandon des travaux d’entretien des digues, des canaux et des fossés érigés dans le passé induisait inéluctablement la submersion des terres, ce qui arrivait périodiquement, au gré des luttes séculaires entre la Maison d’Este, l’abbaye de Pomposa et l’État pontifical, par exemple dans le pays de Lagosanto, ou celui de Codigoro.

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Abbaye de Pomposa
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Abbaye de Pomposa (Il pleuvait quand nous l’avons visitée avant de reprendre l’avion)

Leur (re)transformation en lagunes et marais (valle) n’était pas si dramatique, puisque les habitants reprenaient simplement leurs activités traditionnelles de pêche et de chasse au gibier d’eau qui perduraient depuis toujours sur la portion de territoires si profondément creusée qu’elle était en permanence recouverte d’eau douce ou d’eau salée. Par exemple, la grande dépression de terrain du Polesine di San Giorgio ne fut pas asséchée avant le XVIIIe siècle, avec le creusement du Cavo Benedettino qui dériva le cours du Reno vers le Primaro et récolta les eaux des torrents. Seuls les terrains les plus bas demeurèrent encore ennoyés. Ce drainage gravitaire limita pendant longtemps les actions des 240 “consorzi” (consortiums), ou associations de bonification existant au XVIIIe siècle. En Vénétie, leur répartition se ventilait ainsi: 56 dans le Padouan, 63 dans le Vicentino, 11 dans le Frioul et 33 dans le Polésine de Rovigo. Leurs activités se bornaient principalement à la défense contre les eaux, et seule une minorité avait les moyens de se dédier à la bonification proprement dite. Ainsi, même au début du XXe siècle, les deux tiers de la surface demeuraient encore sous les eaux.

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L’enfer a inspiré beaucoup de créativité aux artistes qui ont orné l’abbaye de Pomposa…
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Animaux mythiques à l’abbaye de Pomposa.
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…Beaucoup plus intéressant que la description du paradis !

La pompe à vapeur

La révolution industrielle eut une incidence majeure sur l’assèchement des marais. C’est au XVIIIe siècle que le mécanicien anglais Thomas Newcomen conçut une pompe mue à la vapeur destinée à l’exhaure (l’évacuation des eaux d’infiltration) des mines d’étain et des houillères. A l’époque, seul le charbon était capable de fournir assez de chaleur pour produire de la vapeur, et seule la machine à vapeur permettait l’exploitation industrielle des mines de charbon. Un noble vénitien, Nicolò Tron, apprit l’existence de cette invention lors de son séjour (de 1712 à 1717) en Angleterre où, en tant qu’ambassadeur de la Sérénissime, il était chargé de recueillir des fonds destinés à financer la guerre contre les Turcs. A son retour, il ramena en Italie deux pompes en pièces détachées, ainsi que des techniciens anglais, dans le but d’utiliser cette technique de soulèvement mécanique des eaux pour assécher un marais sur sa propriété de San Martino di Venezze, à Trona, près de l’Adige, dans une région maintenant connue sous le nom de Macchinetta. Ce fut un échec, peut-être en raison du manque de puissance de ces premières pompes. Par la suite, ses machines à vapeur furent transférées à Schio, dans des mines de charbon de la province de Vicence où il fonda une filature de laine.

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Partout des tuyaux pour extraire l’eau des zones en “bonification” perpétuelle.

L’expérience ne fut renouvelée que beaucoup plus tard, en 1872, et très certainement avec un équipement plus perfectionné et plus puissant. Dans la partie méridionale du delta dépendant de Ferrare, des fonds privés financèrent l’installation d’une station de pompage à vapeur au lieu-dit Marozzo de Lagosanto pour l’assèchement des marais (valli) de Gallare. Comme le faisaient les Romains, des fossés profonds étaient creusés, leurs rives atteignant la hauteur des terres les plus hautes (Fossa di Porto, dei Masi, di Voghenza). Les pompes mues par des machines à vapeur y déversaient l’eau extraite des zones basses pour la conduire jusqu’à l’embouchure finale constituée par les marais de Comacchio (valli di Commacchio ou valle di Porto). Le processus d’assèchement se poursuivit aux alentours jusqu’en 1930.

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Champ redevenu marais ou lagune.
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Dans le bâtiment, la pompe désaffectée.

La ruée vers le “Far-East”

Un article sur le Polesine di San Giorgio explique les circonstances de ces assèchements successifs. Au milieu du XIXe siècle, les agglomérations industrielles du nord de l’Italie (Milan, Turin…) exacerbaient la demande de céréales : les étendues marécageuses des Ferrarais suscitaient des espoirs de gains prodigieux. Les terres inondées s’acquéraient pour une bouchée de pain, mais l’investissement pour les transformer en terres cultivables avait été largement sous-estimé. Il s’avéra bien supérieur aux recettes générées par les grandes exploitations agricoles. En outre, le transport par bateau mû à la vapeur fit s’effondrer le prix des céréales et les pionniers, ruinés, durent vendre leurs possessions. Pourtant, le mirage de gains mirobolants, toujours vivace, entraîna l’assèchement de nouvelles terres à l’époque fasciste, puis républicaine. Aujourd’hui, le Pô de Volano, de Goro et Primaro, les rivières Reno et Lemone sont tous reliés par des canaux qui aboutissent dans la mer et permettent l’assèchement de l’ensemble des terres du delta à l’exception des marais de Comacchio (les plus vastes) et de deux ou trois autres marais plus petits. Avec les dernières interventions imposantes d’assèchement des marais de Mezzano et de Pega effectuées par l’Organisme pour la Colonisation du Delta de la plaine du Pô, la gestion de 20 000 nouveaux hectares de terres cultivables a été confiée en 1989 au Consortium. Tous les espoirs se misèrent un temps sur l’arboriculture, le pommier, le poirier, puis sur la culture de la betterave, celle du maïs, dans des exploitations toujours plus grandes, plus mécanisées…

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L’ancienne centrale thermo-électrique de Porto Tolle, dans l’embouchure du delta du Pô sur l’Adriatique.

Préserver l’eau…

La centrale de Porto Tolle

Lors de nos deux sorties en bateau dans le delta, nous n’avons pas pu ignorer la présence d’une énorme usine dont la cheminée de 250 mètres sert de repère dans le dédale des passages entre les roselières. C’était une centrale thermo-électrique construite à Porto Tolle par l’ENEL (Ente Nazionale per l’Energia Elettrica), équivalent italien d’EDF, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Venise. Un article replace la genèse de son édification dans son contexte. “Dans les années 1970, personne ne se souciait d’écologie, l’usine était le symbole du progrès. Inaugurée en 1980 sur l’île de Polesine, la plus puissante centrale électrique d’Italie (2 640 mégawatts, soit 8 % des besoins nationaux à l’époque) créait certes quelques centaines d’emplois et reversait d’importantes taxes ou subventions aux collectivités. Mais les rejets de soufre et de dioxyde de carbone liés à sa combustion au fioul en firent surtout une championne de la pollution. En 2003, après des années de polémique, elle fut mise en sommeil sur injonction de Bruxelles.” Inactive depuis 2015 et aujourd’hui désaffectée, elle a fait l’objet d’un premier projet de reconversion au charbon (!) qui a été rejeté. Selon un second projet en cours d’étude, Futur-e, elle serait transformée à terme en village touristique, comme nous le rapporte notre pilote dont les explications sont traduites par notre guide !

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La centrale et les pêcheurs.

Ce même article rappelle que, “dans les années 1960, les nombreux forages d’extraction de la poche souterraine de méthane, plus ou moins sauvages, avaient dû être interdits. En dix ans, ils avaient entraîné un spectaculaire affaissement des sols (plus de deux mètres dans certaines zones) et livré aux eaux de nombreuses fermes ou maisons. Et même si les zones industrielles de la plaine lombarde ont nettement amélioré l’épuration de leurs rejets, le Pô, jusqu’à son terme, reste un fleuve fragile. La récente pollution (février 2010) aux hydrocarbures issue d’une usine proche de Monza, dans la région de Milan, due à un geste criminel, a sonné comme un rappel à l’ordre. La nappe a été certes endiguée en amont de Ferrare, mais les communiqués triomphants de la Protezione civile n’ont pas convaincu tout le monde. Les écologistes de la province de Rovigo, notamment, ont demandé (en vain) des analyses régulières et s’inquiètent à court terme pour le paradis des palourdes et des moules de corde. Gianni Azzalin, bouillant vice-président de la coopérative de pêche Delta Padano, basée à Scardovari, dénonce, en vrac, la pollution industrielle, l’exploitation outrancière des graviers, les engrais de l’agriculture intensive, et il peste contre cette centrale posée ici comme une verrue.”

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La centrale, futur village touristique du delta ?
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Pêche à la palourde à marée basse dans le delta du Pô.

Palourdes, biodiversité et pollution

Je n’oublierai jamais la pêche à la palourde, telle que je l’ai vue pratiquer dans le delta du Pô. Par un froid de canard qui nous faisait frissonner sur notre embarcation malgré les couches superposées de vêtements que nous avions enfilées sur les conseils de notre guide, un couple de pêcheurs arpentait à pas lent leur concession dans la lagune, immergés jusqu’à la poitrine. Je n’ai pas vu s’ils étaient équipés de combinaison en néoprène comme les surfers, ou de combinaison étanche en caoutchouc comme les pêcheurs. Ils me semblaient vêtus normalement, avec un bonnet sur la tête. Munis de leur instrument (rusca) relié à la barque par une corde, ils grattaient le fond pour récolter dans un filet le précieux bivalve. Plus tard, nous les avons recroisés alors qu’ils regagnaient le port, assis dans leur barque à moteur. Nous étions des intrus, je l’ai perçu à leur regard et notre pilote nous l’a confirmé. Un peu avant, un homme seul sur sa barque avait même accéléré exprès en passant près de nous, faisant tanguer notre embarcation. Il n’avait guère l’air aimable et se moquait pas mal d’abîmer les berges avec les fortes ondulations générées sur son sillage – et de faire fuir les oiseaux que nous observions. Bien qu’elle soit encore très marginale, les chasseurs et les pêcheurs n’aiment guère cette nouvelle fréquentation du delta par des touristes, même (surtout !) à des fins naturalistes.

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Le pêcheur fume dans l’eau !

Jusqu’à une date récente, les palourdes sauvages étaient simplement récoltées à marée basse par les pêcheurs à pied munis de rasca (un râteau). Étant donnée la bonne valeur commerciale du coquillage qui entre dans la composition d’un plat traditionnel italien, Spaghetti alle vongole, beaucoup d’efforts ont été portés sur leur élevage (la vénériculture) initié dans les années 1970. La palourde autochtone, Ruditapes decussatus, que l’on trouve dans l’Atlantique Nord-Est, la Manche, la Méditerranée et, depuis l’ouverture du canal de Suez, dans la mer Rouge, s’est vu supplantée dans la lagune de Venise par la Venerupis (Ruditapes) philippinarum (Palourde croisée japonaise), originaire de la région indo-pacifique. Elle s’est si bien acclimatée qu’elle devient même invasive: elle entre en concurrence avec d’autres invertébrés filtreurs pour prendre possession de la nourriture et de l’espace, elle peut provoquer l’extinction d’autres populations locales de mollusques, comme cela a été observé dans la lagune de Venise. Une abondance de bivalves peut accroître considérablement l’érosion sédimentaire et les taux de remise en suspension, et provoquer un enrichissement des sédiments contenant trop de dépôts biologiques ; cela conduit à une anoxie des sédiments (diminution de l’oxygène), qui empêche la nitrification et tue la faune benthique.

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Le couple racle le fond avec la “rusca”.

Leur élevage a pris une dimension quasi industrielle dans le Polésine et au large des ports de Chioggia et de Pellestrina. Face à la demande toujours croissante des consommateurs et des restaurateurs, des méthodes de récolte augmentant les rendements ont été utilisées. Les pêcheurs emploient désormais des dragues hydrauliques qui fluidifient le sédiment, mais cela contribue à fortement augmenter la turbidité et la pollution de l’eau, par mise en suspension de polluants qui se sont déposés sur les fonds. Or, la contamination anthropique des masses d’eau par des métaux via les engrais, les eaux usées industrielles et les eaux usées urbaines a entraîné des problèmes généralisés chez les organismes aquatiques, et elle présente également un risque pour la santé des consommateurs. Les coquillages des milieux côtiers et estuariens accumulent des métaux toxiques dans leurs tissus en raison de leur capacité à concentrer des contaminants inorganiques de plusieurs ordres de grandeur au-dessus des niveaux ambiants. Quand on sait que certaines des zones de pêche se trouvent au large du complexe pétrochimique de Marghera (à Mestre, donnant sur la lagune de Venise) – et que l’ensemble du bassin versant du Pô et de ses affluents comporte de multiples sources de pollution potentielle, on peut avoir de sérieux doutes quant à la non contamination de certains de ces coquillages…

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Le couple de pêcheurs de palourdes rentre au port.
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Les grandes cabanes de pêcheurs de palourdes, toutes identiques et plutôt cossues, révèlent l’existence d’un financement extérieur et d’un soutien régional, voire étatique, de cette activité.

Les anguilles du delta du Pô

En fin de semaine, à l’issue de la visite de Comacchio, j’ai dégusté la spécialité gastronomique de cette ville: l’anguille marinée et fumée – très bonne, et d’un goût bien différent de la truite, du saumon ou du hareng. Contrairement à la plupart des poissons qui viennent près des côtes ou remontent les rivières pour y pondre, languille se reproduit en mer des Sargasses, au large du Golfe du Mexique et de la Floride. Ses larves (leptocéphales) emportées par le courant chaud du Gulfstream traversent l’océan atlantique, se transforment à l’approche des côtes en civelles (pibales) et viennent croître dans les estuaires, les fleuves et les rivières. Ce stade de l’anguille jaune peut durer 15 à 20 ans pour une femelle, moins longtemps pour un mâle. Enfin, elle se métamorphose en anguille argentée, quitte l’eau douce et retourne sur son lieu de naissance pour s’y reproduire. L’anguille peut vivre jusqu’à 85 ans. Ce mode de vie très particulier la convertit en un indicateur fiable de l’état de nos estuaires et de nos cours d’eau. Malheureusement, le diagnostic est sans appel, la chute de 99 % de la population d’anguilles en Europe au cours des trente dernières années montre à l’évidence que la situation est déplorable, voire désespérée. En 2013, ce poisson a été inscrit sur la liste UICN des espèces menacées.

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“Il lavoriero”, nasse pour la capture de l’anguille (Photo Oasi di Cannevié).

La redécouverte des anciennes traditions de pêche est liée à celle du patrimoine hydraulique local. Autrefois – lorsque seul le drainage gravitaire permettait d’assécher les terres -, on pêchait partout dans le delta du Pô : dans les fossés, les canaux et les marais au bord desquels était cultivé le chanvre (pour la production de fils, cordages, tissus, toiles à voile…). Parmi les principaux outils figuraient le filet, le trémail, un type de filet composé d’une couche à mailles serrées et de deux à grosses mailles, la tige de bambou, la balance, le harpon et le cogollo, une nasse tubulaire en filet utilisée pour la pêche à l’anguille. Profitant de l’influence des marées sur le mouvement instinctif des anguilles, d’anciennes techniques de pêche sont encore utilisées aujourd’hui, comme le simple et ingénieux lavoriero, un système de barrières et de grilles mobiles en forme de flèche, autrefois en bois et en roseau, mis en place près de l’embouchure des canaux qui relient les valli à la mer.

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Le projet Lifeel de sauvegarde de l’anguille: “L’anguille risque l’extinction. Sauvons-la !”

Pratiquement toute la population des marais (valli) vivait de cette activité où tous les métiers étaient représentés : pêche, fabrication et entretien de filets, de nasses, de barques, de barils de conservation, préparation du poisson (découpe, salaison, embrochage, cuisson, mise en conserve), commerce… En effet, l’environnement  du delta du Pô fournissait autrefois deux autres ingrédients précieux et nécessaires à la conservation du poisson : le sel et le vinaigre. Pendant des siècles, les anciennes salines de Comacchio ont fourni le sel pour les saumures, tandis que la terre sablonneuse entre les valli et la mer offrait un vin rouge léger et acide qui se convertissait rapidement en vinaigre.

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L’anguille à tous les menus de Comacchio.

Dans la période d’après-guerre, les valli de Comacchio avaient encore une extension de 30 000 hectares et environ 15 000 quintaux d’anguilles étaient produits. Puis la bonification, en particulier celle du Mezzano, a progressivement réduit les hectares utiles à la pêche et à l’aquaculture. Comme l’explique Enrico Folegatti, l’un des rares qui continue à pratiquer l’élevage d’anguilles, “Cette année dans les valli, seulement 50 quintaux d’anguilles ont été produits. Les derniers vrais “semis” (introduction d’alevins) remontent aux années 80 et les quelques spécimens qui s’y trouvent aujourd’hui viennent de la mer au printemps. Dans les années 1960, sur 10 000 habitants, la moitié était pêcheurs ou agriculteurs et l’autre moitié vivait des industries connexes. Puis les opérations de bonification, la pollution de l’eau et certains choix de protection de l’environnement ont pratiquement annulé ce type de production. Aujourd’hui la situation s’est aggravée du fait de la présence d’un prédateur très agressif : le cormoran.” La disparition des anguilles provient en grande partie de l’assèchement de 60 000 hectares de marais et de canaux, ce qui laisse peu de place (11 000 hectares) au poisson – et à la pêche -.

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Projet européen Lifeel de sauvegarde de l’anguille.

Des 21 manufactures de transformation des produits de la pêche en 1853, il n’en reste plus qu’une aujourd’hui. Elle avait fermé dans les années 1990, mais elle a repris ses activités en 2004, sous le patronage du «Parc régional du delta du Pô d’Émilie-Romagne». A Comacchio, la Manifattura dei Marinati s’étend sur plus de seize cents mètres: elle présente la Sala dei Fuochi, le cœur de l’ensemble du complexe, dans laquelle sont conservées douze cheminées entrecoupées de niches, dans lesquelles se déroulait le traitement de “l’Anguilla“. Quatre foyers sur les douze y ont été rallumés et la fabrication a repris avec le concours et le savoir-faire d’anciens ouvriers.

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Comment sauver l’anguille sans restaurer les côtes et les cours d’eau ?

Dans le cadre du projet Lifeel (de l’anglais Life, vie, et Eel, anguille) financé par l’Union Européenne, un stock d’anguilles en âge de procréer est relâché chaque année à la station de pêche du canal de Foce, afin de soutenir la reproduction et le repeuplement de l’espèce dans les bassins locaux. Le processus de sélection et de libération des spécimens, qui implique le parc du delta du Pô, l’université de Ferrare et l’université de Bologne, s’est conclu par la libération dans l’eau de plus de 100 spécimens d’anguilles équipés d’un GPS particulier capable de surveiller l’ensemble de la migration sur une distance d’environ 6 000 kilomètres. Initié en 2017, il se poursuivra jusqu’en 2024, et il comprend des interventions de suivi, des actions d’éducation et d’implication, ainsi qu’une expérimentation dans le domaine de la production d’anguilles en captivité. – Bien que les intentions de ses promoteurs soient, certes, très honorables et généreuses, cette initiative me paraît bien peu efficace, si l’on considère l’ensemble des causes qui ont mené à la raréfaction de l’anguille…

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Bornage de frontière sur le delta entre la République de Venise et les États pontificaux après la signature en 1749 du Traité d’Ariane (Trattato di Ariano) par le Doge Pietro Grimani et le Pape Benedetto XIV.

Le delta du Pô, un ou deux parcs naturels ?

A ce propos, nous constatons que l’antagonisme entre Venise et Ferrare ne s’est pas éteint, car Lifeel est seulement une collaboration avec le parc d’Émilie-Romagne, la région de la ville de Ferrare. L’idée de convertir le delta en parc naturel remonte à 1960, mais la loi cadre n’a été établie qu’en 1991, et le parc régional du delta du Pô n’a été institué qu’en 1997. Il était prévu que les deux régions limitrophes s’entendent sur une gestion conjointe du parc en concertation avec le Ministère de l’environnement: la loi n’a jamais pu entrer en vigueur depuis 30 ans et c’est seulement en 2012 que le parc s’est doté d’un plan environnemental ! Il y a donc le Parc régional du delta du Pô de Vénétie d’une part, et le Parc régional du delta du Pô d’Émilie-Romagne de l’autre. Pourtant, le delta dans son ensemble est inscrit depuis 1995 avec Ferrare sur la liste du patrimoine de l’humanité de l’UNESCO, au même titre que Venise et sa lagune, mais quelle incidence cela a-t-il sur ceux qui y résident et y travaillent ?

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Un des 400 tankers pétroliers qui approvisionnent chaque année la raffinerie de Porto Marghera-Mestre, sur la lagune de Venise : Un parc naturel ou énergétique ?

Les rapports conflictuels entre les différents acteurs ne concernent pas que le parc. Ils s’exacerbent aussi à propos de la récente installation du plus grand regazéificateur d’Europe au large de la côte, ainsi que sur le sujet de la conversion de la centrale thermique de l’ENEL à Porto Tolle dans une des zones les plus extraordinaires pour ses paysages. Ces conflits ont amené les protagonistes à s’interroger sur le destin du territoire : “Le delta du Pô : parc naturel ou parc énergétique national ?”. Enfin, c’est tout le bassin versant du Pô qui aurait dû être géré d’un seul tenant au moyen d’un contrat de rivière, comme cela se pratique ailleurs, car les activités en amont ont un impact évident sur l’aval du fleuve. La directive européenne ratifie dans son préambule et dans l’article 33 le principe selon lequel l’unité hydrogéologique de bassin est définie à partir du “territoire pertinent” pour la construction d’une gouvernance efficace de l’eau. Mais ce fut sans doute trop improbable de réussir à faire collaborer les sept régions ensemble, d’autant que l’unification politique de la péninsule italienne est si récente (Risorgimento, 1870). Les dissensions du passé demeurent encore bien vivaces, de même peut-être que des velléités d’autonomie…

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L’abandon de la construction du centre d’interprétation de Porto Viro symbolise bien le manque d’intérêt de la Vénétie pour ce projet du parc régional.

Le Pô asséché

Et si l’eau venait à manquer ? La station météo d’Emilie-Romagne a comparé les niveaux négatifs du Pô à Pontelagoscuro (province de Ferrare) sur quinze ans, de 2000 à 2015, pour la journée du 12 août. Ils varient de -4,50 mètres en 2002 à -6,85 mètres en 2006 par rapport au zéro hydrométrique. Mais si l’on compare tous les jours du trimestre estival, le niveau est descendu à -7,49 mètres le 22 juillet 2006 ! Un autre article décrit les conséquences de la sécheresse de 2003, qui fut également très importante: des tronçons du fleuve avaient disparu, des affluents étaient à sec, les puits aussi, la nappe phréatique au plus bas. Les lacs Majeur, d’Iseo et de Garde avaient aussi vu leur niveau baisser. Quant à la température de l’eau aux embouchures du delta, elle avait atteint 27 degrés début juillet. Faute d’irrigation, une grande partie des cultures avait été détruite. Selon les écologistes, la vétusté du réseau de canalisations entraînerait un gaspillage de 2,2 milliards de mètres cubes par an.

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La terre desséchée s’envole pendant le labour (mi-avril 2022).
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La bonification nécessite en permanence le pompage pour drainer l’eau des champs et l’irrigation pour permettre les cultures !

Un article du 28 mars 2022 est encore plus inquiétant. En effet, c’est en hiver que la sécheresse s’est manifestée cette année, par manque de précipitations de pluie et de neige. Cette situation est aggravée par l’augmentation progressive de l’utilisation de l’eau du Pô au cours des vingt dernières années, tant pour l’utilisation intensive des terres en agriculture que pour la production d’énergie grâce à des centrales hydroélectriques. L’autorité de bassin du district du Pô a signalé des niveaux de souffrance hydrique jamais atteints depuis 1990… A la mi-juin 2022, le rationnement de l’eau potable commence dans le Piémont et en Lombardie, c’est la pire sécheresse depuis 70 ans. Des dizaines de communes auraient déjà recours à des camions-citernes pour acheminer l’eau, car les réservoirs sont vides. La situation est aussi dramatique dans le Piémont, l’Émilie-Romagne et la Vénétie. Sur la côte Adriatique, un des problèmes liés à l’agriculture est posé par la remontée, dans le fleuve Reno, des eaux saumâtres poussées par les marées de l’Adriatique. Lors des saisons sèches, le niveau du fleuve est plus bas que le niveau de la mer et, malgré le barrage mobile de Volta Scirocco, les eaux salées remontent de plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres, interdisant toute irrigation des cultures.

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Drainage et irrigation. Au premier plan, ibis sacré.

Conclusion

Finalement, que vaut-il mieux préserver, la terre ou l’eau ? Les deux, sans doute, mais pas n’importe comment. Un article met justement en exergue l’importance du cycle de l’eau, ses perturbations et les moyens d’y remédier. Dans les mises en garde du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), il a surtout été question des gaz à effet de serre dont l’augmentation dans l’atmosphère induit un lent processus de réchauffement climatique, avec des effets différés et cumulatifs. Mais un autre processus de réchauffement climatique, lié au cycle de l’eau, agit directement et rapidement : une forêt coupée, c’est immédiatement de la vapeur d’eau en moins. Des nappes asséchées, c’est immédiatement des sources qui ne coulent plus. Des sols imperméabilisés, c’est rapidement de l’air plus chaud, notamment durant les nuits estivales. Mais en l’occurrence, si on en corrige la cause, des effets à court terme se font sentir, des résultats relativement rapides peuvent être constatés sur quelques années ou quelques décennies. Il n’est pas trop tard pour agir. Des situations météorologiques extrêmes comme la sécheresse qui sévit actuellement dans le nord de l’Italie devraient sensibiliser à la nécessité de restaurer d’urgence l’environnement impacté par notre mode de vie. Alors, qu’attend-on ?

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Et restaurer le cycle de l’eau, vous y pensez ?

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