Sommaire
- Japon et Nature
- Japon, parcs et jardins
- Japon, parcs et jardins 2

Culture et religion
Cela n’étonnera personne: j’ai adoré les parcs du Japon. Pourtant, j’ai toujours préféré les plantes au naturel, non taillées, associées comme elles l’entendent, dans ce qui apparaît à certains comme un désordre, un fouillis, une exubérance insolente où ils se sentent vite dépassés, débordés, perdus. Ce n’est donc pas vraiment la végétation en elle-même qui m’a plu, mais plutôt cette expérience étonnante d’entrer dans un tableau végétal en trois dimensions, une œuvre d’art, une extension de l’âme nippone, si policée que, je pense, j’étoufferais si je devais vivre dans ce pays.



Les Japonais adorent la nature qui fait l’objet d’une religion très originale, le Shintoïsme. Les origines de cette “voie des dieux” remontent à l’introduction de la riziculture au IIIe siècle avant J.-C. et au développement de pratiques animistes liées à cette agriculture. La montagne et la forêt, en lien direct avec le cycle de l’eau et donc du riz, sont devenues des entités sacrées. Elles abritent des divinités (ou kami), ainsi que les âmes des morts. Sur les 80 000 temples répertoriés, 34 000 se déclarent propriétaires forestiers. Avec 208 000 hectares de forêt “religieuse”, la moyenne est de 6,1 hectares par temple. Mais même si la surface arborée est souvent minime, tous les temples entretiennent autour de leurs bâtiments des arbres ou des jardins.


Certains arbres singuliers, souvent situés dans l’enceinte de temples et ceints d’une corde en paille de riz, sont particulièrement vénérés. Des jardiniers s’évertuent à prolonger de dizaines ou de centaines d’années leur longévité à l’aide de béquilles et de câbles pour soutenir (et répartir harmonieusement) les branches, et en comblant les cavités de leur tronc pour éviter le pourrissement. Pourtant, au quotidien, une fraction toujours plus importante de la population nippone vit dans un environnement urbain très minéral et, contrairement aux Européens par exemple, la majorité des citadins n’éprouve pas vraiment le besoin de sortir des villes pour une balade dans la nature, l’espace d’un week-end ou pendant les vacances. Pour les Japonais, la nature, c’est tout ce qui les entoure, y compris ce qui y est fabriqué ou modelé par l’homme. Sur la page où je relate mes premières impressions, j’ai mis la photo d’un tanuki, petit raton-laveur ventripotent aux pouvoirs magiques, synonyme de prospérité, posté devant un de nos domiciles d’adoption.

Ici, c’est un tōrō que je remarque, une lanterne de pierre de style chinois. Sculpté initialement dans la pierre pour éclairer le chemin menant au temple bouddhique, le tōrō fut introduit dans les sanctuaires shinto, puis les résidences privées. Celui-ci se dresse, seul, au milieu d’une place à Nara, ville où se trouvent les plus anciens tōrō du pays. Dans la pensée japonaise, il n’y a donc pas cet antagonisme, cette opposition, entre les artefacts humains et la nature sauvage, puisque tout appartient à la Nature – y compris l’humain. Le mouvement écologiste de sauvegarde de la nature sauvage peine donc à s’installer dans ce pays, et ce sont curieusement les communautés religieuses qui se sont emparées de ces idées pour les promouvoir. Hormis le calme des villes obtenu par une très frappante quasi-exclusion de la voiture dans de nombreux quartiers, j’ai été très déçue de leur apparence moderne, sans vraiment de caractère, y compris pour Kyoto, sans préservation de quartiers anciens pittoresques, quasiment sans vieilles maisons restaurées et sans unité architecturale. Les parcs sont peu nombreux, les avenues bordées d’arbres également, de rares pas de porte sont ornés de pots de fleurs et j’ai remarqué une ou deux façades végétalisées. Par contre, le thème de la nature a largement été repris par le monde économique qui l’a transformé en argument publicitaire pour attirer le chaland.

Des forêts primaire, secondaire, exploitée


Si les plaines se couvrent de mégapoles qui rongent la campagne cultivée, déboisée depuis fort longtemps, par contre toutes les collines et montagnes alentour sont couvertes de forêts. C’est d’ailleurs la première chose que j’ai remarquée depuis l’avion lorsqu’il a survolé la baie d’Osaka à notre arrivée au Japon. Cette forêt a toutefois beaucoup évolué depuis ses origines. La forêt laurifère couvrait autrefois la moitié ouest de l’archipel japonais. Elle était composée essentiellement d’arbres à larges feuilles comme le Castanopsis (arbre à feuillage persistant, entre le chêne et le châtaignier), le Cyclobalanopsis (une variété de chêne), ou le Machilus thunbergii (sous-genre des Machilus, appartenant à la famille des Lauracées). Il paraît qu’à la période Jômon (entre 11 000 ans av. J.-C et 400 ans av. J.-C.), elle s’étendait jusqu’à la côte de l’extrémité nord de l’île principale Honshû. Si l’on avait pu voir du ciel l’archipel du Japon à cette époque, il aurait sans aucune doute été uniformément couvert de forêts d’un dégradé de verts intenses. Mais avec les années, l’activité humaine s’est étendue. Les hommes ont défriché la forêt dans les zones de plaine pour la transformer en terre arable et y habiter, et la forêt primaire a décliné, remplacée dans les zones montagneuses par des cryptomeria, ou cèdres du Japon, et des cyprès du Japon. Aujourd’hui, la forêt laurifère primaire ne subsiste que dans des espaces limités. Au plan mondial cependant, peu de pays offrent une gradation aussi riche avec autant de types de forêts allant de la zone subtropicale à la zone subarctique, et il existe très peu d’exemples de forêts à feuillages persistants vivant à une latitude aussi haute.

Voici un tableau qui situe le Japon dans le palmarès des pays les plus boisés dans le monde, à ne pas confondre avec les pays qui comportent les plus grandes surfaces boisées (Russie, Canada, Brésil, États-Unis, Chine, Australie…). La deuxième colonne indique la surface de forêt en km², la troisième, le pourcentage qu’elle représente par rapport à la superficie totale du pays, la quatrième, le nombre d’habitants exprimé en millions et la dernière, le rapport entre la deuxième et la quatrième colonne en hectares de forêt par habitant.
Forêt (km²) | % | Population (millions) | Hectare forêt / habitant | |
Surinam | 147 760 | 90.20% | 0,563 | 26,23 |
Micronésie | 630 | 89.74% | 0,106 | 0,60 |
Seychelles | 407 | 89.45% | 0,096 | 0,42 |
Tuvalu | 23 | 89.12% | 0,011 | 0,21 |
Palau | 400 | 87.15% | 0,022 | 1,84 |
Gabon | 227 517 | 85.00% | 2,025 | 11,24 |
Iles Salomon | 23 117 | 80.00% | 0,611 | 3,78 |
Mozambique | 620 | 78.00% | 29,670 | 0,00 |
Corée du Nord | 76 240 | 73.00% | 25,490 | 0,30 |
Finlande | 233 320 | 72.00% | 5,513 | 4,23 |
Belize | 16 530 | 71.98% | 0,375 | 4,41 |
Laos | 170 | 71.60% | 6,858 | 0,00 |
Bhutan | 24 764 | 70.46% | 0,808 | 3,07 |
Guyane | 151 040 | 70.26% | 0,778 | 19,42 |
Suède | 280 730 | 68.95% | 10,120 | 2,77 |
Japon | 253 203 | 67.00% | 126,800 | 0,20 |
Zimbabwe | 259 267 | 66.35% | 16,530 | 1,57 |
Palmarès des pays les plus couverts de forêts



Ce tableau montre que, parmi les 7 pays dont la surface de forêt dépasse les 100 000 km², seuls le Gabon et le Surinam sont couverts respectivement par 85 et 90% de forêt, les autres (dont le Japon) ayant des superficies forestières comprises entre 66 et 72%. Par contre, si l’on parle en terme de surface forestière par habitant, le Japon se retrouve bon dernier, et de loin, en raison de la densité de sa population. On peut aussi dire les choses de façon plus positive: c’est le seul pays au monde qui réussisse à garder une si grande superficie forestière en dépit de sa très nombreuse population. A titre de comparaison, en 2015 le Japon possédait 44 960 km² de terres agricoles (12,33% de la superficie du pays), dont 34,81% de terres irriguées, l’ensemble de ces cultures nécessitant 66,83% de l’eau douce distribuée.

Bâtiments de bois et toits d’écorce
Un entrepôt de l’ère Kofun


Comment le Japon peut-il conserver autant de forêt sur son sol alors que, culturellement et historiquement, il a toujours été et il demeure un très grand utilisateur de bois, tant pour la construction des maisons et des temples (pas des immeubles) que pour le mobilier ? Avant de répondre à cette question, voici ce que nous avons vu à la sortie du métro qui nous amenait près du château d’Osaka: le spectacle incongru d’une “chaumière” en bois à l’architecture bizarre érigée sur une grande esplanade à la base d’immeubles ultra-modernes qui l’écrasaient de toute leur hauteur. C’est la reconstitution d’un ancien entrepôt de l’ère Kofun (Ve siècle).
Entre le IIIe et le VIIe siècle, des tumulus funéraires, appelés kofun, ont été érigés pour abriter les tombes de nobles ou de dirigeants. Formés d’entassement de terre et de pierres qui donnent aux sépultures la forme de trous de serrure, ils sont au nombre de 200 000 sur l’ensemble du Japon. Le kofun Daisenryô, daté du Ve siècle, se trouve à Sakai, dans la préfecture d’Osaka (à mi-chemin entre l’aéroport et la gare principale). Sans être aussi volumineux que la grande pyramide de Gizeh en Égypte ou le Mausolée du premier empereur Qin en Chine, il s’agit d’un des plus grands sites funéraires du monde. À la fin du mois d’octobre 2018 ont eu lieu des travaux partiels d’excavation dans le cadre du grand projet de préservation de la sépulture éventuellement menacée par les eaux. L’Agence de la maison impériale, gestionnaire du site, considère qu’il s’agit de la tombe de Nintoku, le 16e empereur du Japon.

Bouddhisme et temples

Nous avons visité un bon nombre de temples bouddhistes et de sanctuaires shinto durant notre périple, et j’ai été particulièrement intéressée par la facture des toits, constitués soit de tiges de roseaux, soit d’écorce d’hinoki, le cyprès japonais. Un site sur l’étude de la charpente japonaise fait un retour en arrière intéressant sur les différents apports chinois et coréens et les adaptations proprement japonaises. En Chine, l’architecture traditionnelle en bois a atteint l’apogée de son développement au XIe siècle après J.-C., puis elle déclina en raison de la déforestation. La pénurie de bois engendra le changement de méthodes de construction, l’utilisation de la terre battue et des murs de pierre couverts de toits en bois. Le même processus se déploya en Europe quelques siècles plus tard.

Les Japonais adoptèrent le bouddhisme vers le VIe ou VIIe siècle après J.-C. Il fut importé en même temps que l’écriture chinoise, la musique, les arts et le mode de construction des temples. Des experts se déplacèrent, en l’occurrence des charpentiers chinois qui construisirent des temples au Japon avec l’aide d’apprentis japonais. A cet afflux de nouveautés extérieures succéda une période de fermeture du pays pendant laquelle il digéra ces informations et les adapta à sa culture, gardant ce qu’il aimait, rejetant certains aspects et en modifiant d’autres qui convenaient mieux aux goûts japonais. Il y eut ultérieurement plusieurs réouvertures au cours desquelles experts chinois et coréens firent de nouveaux apports, tant dans le domaine du bouddhisme ou de la culture que des techniques de construction.

L’adaptation au goût japonais: le toit d’écorce

Curieusement, au lieu de remplacer les anciens modes par les nouveaux, les Japonais simplement ajoutèrent ces derniers et, lors d’une nouvelle fermeture des frontières, entreprirent d’associer, de tisser intimement le neuf à l’ancien. Ils créèrent aussi des formes originales, par exemple pour le galbe des toits. Mais alors que les toits chinois étaient presque exclusivement couverts de tuiles, les toits japonais firent également grand usage de bardeaux de bois ou d’écorce, y intercalant même plus récemment des plaques de cuivre et, plus rarement, ajoutant des tuiles sur la partie supérieure.

Dans l’architecture japonaise, le toit est au temple ce que le visage est à l’humain. Le toit traditionnel d’écorce, hiwada-buki, est utilisé pour les sanctuaires et les temples, alors que la plupart des maisons sont couvertes de tuiles. La raison de cette différenciation au Japon serait que la terre, foulée aux pieds, ne conviendrait pas en un lieu où résident les dieux shintô. Les écorces fines sont difficiles à manipuler mais elles permettent de construire des toits majestueux. La perfection de leur galbe, nagare-zukuri, est particulièrement recherchée. Le rite de remplacement des écorces, shikinen-sengu, a lieu tous les 20 ans dans le sanctuaire Ise de la préfecture de Mie et tous les 30 ans dans le sanctuaire Kamigamo à Kyoto. Dans ce dernier, une soixantaine de bâtiments sont construits avec des toits d’écorce. Cependant, on estime que le manque de matière première risque de rendre difficile la perpétuation de l’hiwada-buki, car on trouve déjà dans des sanctuaires des panneaux de recrutement de bailleurs de fonds pour les cyprès. A ce propos, la désaffection que subit le bouddhisme dans le Japon contemporain a également une incidence sur les dons que reçoivent les temples, nécessaires à leur fonctionnement comme à leur entretien.



Les écorceurs (motokawashi) collectent les écorces entre septembre et mars, période où les cyprès n’absorbent pas d’eau. Ils commencent à écorcer le pied de l’arbre avec une spatule en bois. Ils entortillent ensuite une corde autour du tronc et décollent les écorces en la remontant le long de l’arbre – généralement le cyprès du Japon hinoki (Chamaecyparis obtusa). Les écorces se régénèrent en dix ans et leur qualité s’améliore dans le temps. C’est ce qu’on appelle une pratique “durable”. Les Indiens de la côte nord-ouest de Colombie britannique en usaient de même avec des cèdres, comme le pratiquent également les peuples autour de la Méditerranée avec le chêne-liège. L’écorce est donc retirée en longues bandes soigneusement étalées sur le sol, puis découpées à une longueur déterminée et réunies en fagots.
Avant la pose, il faut les amollir en les humidifiant. Elles sont ensuite soigneusement superposées sur la charpente par le couvreur qui retire de sa bouche l’un des 20 ou 30 clous de bambou qu’elle contient pour fixer les bandes d’écorce. La pointe de son marteau est sillonnée pour écraser la tête du clou. Avec une herminette, il coupe l’excédent de longueur des écorces au bout de l’avant-toit. Petit détail important, le couvreur s’habille tous les jours d’une chemise propre car il monte sur le toit de la maison du dieu. Un site décrit l’état dans lequel se trouvait le vieux toit d’écorce du sanctuaire Izumo Taisha au bout d’une soixantaine d’années: le vent, la pluie, la neige et le soleil avaient profondément affecté l’état des écorces. Les oiseaux s’étaient aussi emparés de fragments pour construire leur nid et de larges plaques de mousse s’étendaient près de l’avant-toit. Soixante ans, c’est la durée limite au-delà de laquelle il est nécessaire de refaire entièrement le toit. Pour une épaisseur d’un mètre et une surface totale de 590 m², il faudra environ 640 000 bandes d’écorce de cyprès (hiwada), pesant près de 47 tonnes. Ce sanctuaire combine trois longueurs, 75 cm, 105 cm et 120 cm, ce qui lui permet d’avoir une courbure exceptionnelle impressionnante. Quant aux clous de bambou, fournis en un seul lieu du Japon, il en faut 800 kg, plantés à raison de 9000 clous par mètre carré de toit !

Un bâti bois résistant aux séismes


Ces temples dont la construction remonte parfois à un grand nombre de siècles ont résisté à de multiples tremblements de terre grâce à leur structure en bois. Elle est assortie d’un système de pendule constitué par un immense tronc accroché au toit au centre du bâtiment et qui absorbe les chocs sismiques violents. Les toits à larges débords et à multiples étages des temples doivent leur stabilité aux chevilles mobiles (également en bois) qui les retiennent les uns aux autres. Ces affirmations d’un architecte du réseau Espace bois québécois sont remise en cause dans un site japonais. Si la souplesse des structures de bois permet jusqu’à un certain point d’éviter leur écroulement sur les occupants, ce n’est pas valable lors des séismes très importants. Sur du bâti individuel existant, il est possible de conforter la résistance en affermissant les murs et en reliant les poutres de la charpente par un renforcement diagonal par exemple. Les multiples séismes qui ont ravagé les villes du Japon, comme celui de Tokyo en 1923 qui a fait 140 000 morts et détruit la ville en entier, celui de Kobe en 1995 qui tua 6 400 personnes, et plus récemment le tsunami de 2011, ont incité les architectes du pays à poursuivre les recherches pour améliorer les performances des bâtiments. Il faut toutefois préciser que si le bilan a été aussi lourd, c’est aussi en raison de la très grande densité de population dans les lieux qui ont été impactés. La ville portuaire de Kobe par exemple, où nous nous sommes rendus pour visiter le très joli jardin botanique, est incluse dans l’agglomération d’Osaka, deuxième du pays en importance, qui englobe ses 11 millions d’habitants sur la mince bande côtière de la baie.

Incendies


Toutefois, les bâtiments en bois sont exposés au risque d’incendie, comme le rappelle le sinistre du 30 octobre dernier qui a valu la destruction du château de Shuri, dans l’archipel méridional d’Okinawa, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco. Il avait été reconstruit après-guerre avec une structure traditionnelle en bois en s’inspirant de photographies et de plans anciens. C’était le centre politique, diplomatique et culturel du royaume indépendant de Ryukyu (XVe-XIXe siècle), carrefour des échanges entre l’Asie du Sud-Est, la Chine, la Corée et le Japon. Par ailleurs, les Japonais gardent en mémoire le Grand incendie de Meireki, connu également sous le nom d’Incendie du furisode, qui ravagea la ville d’Edo (aujourd’hui Tokyo) le et les deux jours suivants, le feu étant attisé par les rafales de vent du typhon qui sévissait. Les flammes franchirent le fossé qui entourait le château et brûlèrent une bonne partie des bâtiments alentour, ainsi que le donjon (tenshukaku) et les résidences du daimyo (gouverneur de la province) et des samuraïs de haut rang. 60 à 70 % de la ville furent détruits et il y eut 100 000 victimes, ce bilan étant très comparable à celui du tremblement de terre de Kantō de 1923 et celui des bombardements de Tōkyō à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Dans son livre Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Jared Diamond fait référence à cet incendie dans le chapitre consacré à la période Tokugawa. Il y parle de la déforestation croissante du Japon liée à la croissance rapide de sa population. La reconstruction de Edô après l’incendie fit prendre conscience aux autorités du besoin urgent d’une gestion plus efficace de ses ressources forestières et d’un plus grand contrôle de sa démographie. En cette fin du 17e siècle, certaines régions du Japon connurent en effet un boom de construction d’habitations et les empereurs exploitèrent massivement le bois pour approvisionner leurs armées, construire leurs châteaux et ériger des monuments religieux. Pour remédier à la grave pénurie de bois qui en résulta, le Japon eut recours à la plantation d’arbres.

Buna contre hinoki


Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les forêts furent à nouveau surexploitées pour répondre aux grands besoins en énergie (bois de chauffage, charbon de bois). Puis ceux-ci déclinèrent au fur et à mesure du développement de l’utilisation des sources d’énergie fossile. Dans le même temps, la demande en bois d’œuvre et pour la pâte à papier s’accrut en raison de la rapide croissance économique japonaise. Pour y faire face, l’Agence forestière lança une campagne massive d’expansion de la forêt, effectuant des coupes à blanc de la forêt de “buna” (Fagus crenata, hêtre de Siebold) pour la remplacer par des conifères à croissance rapide comme le cryptomeria, ou cèdre du Japon, et l’hinoki, le cyprès du Japon qui devaient procurer du bois d’œuvre meilleur marché. Cette politique, croyait-on, devait assurer les futurs approvisionnements en bois. Ainsi, la proportion de forêts artificielles passa de 27% dans les années 1950 à 44% en 1985 et environ 17 millions de hêtres “buna” furent abattus.

Cerfs, saros et ours

Abattre la forêt, c’est aussi supprimer le gîte et le couvert pour d’innombrables êtres vivants qui en dépendent pour leur existence même. La destruction des forêts indigènes les priva de leur habitat naturel, tandis que les jeunes arbres et l’écorce des conifères implantés profitaient aux seuls cerfs sika et saros du Japon (Capricornis crispus, capriné) qui se mirent à proliférer. Au rythme actuel, la population de cerfs sika pourrait doubler tous les quatre ans, ce qui entraînerait un grave problème pour la régénération des arbres: neuf parcs nationaux en pâtissent déjà grandement. La disparition du loup au début du XXe siècle, son principal prédateur, et la diminution de la pratique de la chasse favorisent cet accroissement de population des grands herbivores indigènes.

A ce propos, il me revient une petite anecdote. Ces cerfs sika, dont l’aspect fait penser au personnage de dessin animé Bambi, commencent à avoir des comportements déviants au contact des foules touristiques des temples environnés de forêts. Comme les singes en d’autres lieux, ils ont appris à mendier et à quémander de la nourriture. Ils peuvent même à l’occasion s’en emparer de force, parfois en mordant, malgré leurs airs inoffensifs ! C’est ce qui est arrivé au pauvre Jean-Louis à Miyajima. Fatigué par la chaleur et les visites, il m’attendait assis sur un banc alors que j’étais allée lui chercher à boire. Il tenait des brochettes de poulet dans une barquette. Un cerf s’est approché de lui, l’air déterminé, et il lui en a volé une, dévorant la viande, et la brochette avec ! Jean-Louis a sauvé la brochette de poulet restante, refusant de la manger tant il était dégoûté. D’autres mésaventures arrivent ailleurs, lorsque des ours noirs affamés descendent vers les zones habitées en quête de nourriture pour remplacer les glands et faînes qui ont disparu des montagnes reboisées en conifères. En outre, l’exode rural et la désaffection des zones agricoles en limite de forêt conduisent aussi au rapprochement des animaux sauvages des zones urbanisées. En 1980, la population agricole japonaise s’élevait à plus de 6,9 millions et il y avait quelque 146 000 forestiers. En 2015, ces chiffres ont tous deux décru de plus des deux tiers. Par conséquent, les champs autrefois cultivés deviennent des friches et le sous-bois se développe dans les lisières, fournissant une source d’approvisionnement parfaite pour le cerf.

Démantèlement de la filière bois


En dépit des problèmes posés par la campagne de reboisement, la croissance économique stimula la demande de bois d’œuvre domestique, faisant monter les prix en flèche. Pour tenter d’y remédier, le gouvernement ouvrit en 1964 le marché à des importations moins onéreuses, ce qui sapa efficacement l’industrie forestière nationale jusqu’à ce que l’autosuffisance japonaise en bois d’œuvre – qui était de 90% en 1950 – dégringole à moins de 20%. Ironiquement, le grand volume d’importations de bois d’œuvre étranger conduisit à exporter la politique japonaise de déforestation dans d’autres pays. Les premières forêts à disparaître, durant les années 1960, furent celles des montagnes des Philippines. Lorsqu’elles furent rasées, les importateurs japonais jetèrent leur dévolu sur les forêts d’Indonésie, celles des états de Sabah et Sarawak en Malaisie, et celles de Papouasie-Nouvelle Guinée, s’approvisionnant également sur les marchés illégaux. La conduite japonaise en matière d’exploitation forestière était si destructive que le Japon fut critiqué à l’échelle internationale pour avoir épuisé les forêts d’Asie du Sud-Est. Le pays a ensuite diversifié ses sources d’approvisionnement, effectuant des transactions sur les marchés internationaux officiels pour importer du bois du monde entier.


Retour à l’exploitation forestière nationale ?


Suivant les points de vue, les perceptions diffèrent. Je trouve un article émanant du Service Économique Régional (SER) de Tokyo qui regrette la désaffection relative vis à vis du bois dans la construction depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en raison notamment des risques d’incendie et d’une loi très contraignante. Progressivement assoupli depuis 1987, le cadre relatif à la construction fait l’objet depuis 2010 d’une politique volontariste de promotion du bois, portée par les ministères en charge de la construction (MLIT) et de la forêt (MAFF). L’objectif du gouvernement est de revitaliser la filière économique du bois, de contribuer à la lutte contre le changement climatique (réduction de l’impact carbone du secteur de la construction), et d’améliorer le confort d’usage des bâtiments grâce aux qualités d’isolation, de régulation de l’humidité et d’absorption des UV de l’habitat en bois. A cette fin, plusieurs mesures (subventions, simplifications administratives, soutien technologique) sont déployées depuis quelques années. Dans ce contexte, les échanges se développent entre le Japon et la France – également fortement mobilisée pour l’emploi des matériaux bio-sourcés dans la construction – .
Considérant les deux tiers du territoire japonais recouverts par la forêt, le SER de Tokyo compte mettre à profit le cèdre et le cyprès dont les forêts plantées il y a quelques décennies ont été laissées à l’abandon et constituent une ressource stratégique rapidement mobilisable. Selon les calculs du SER, le “stock” forestier augmente chaque année d’environ 100 millions de m3 ; il s’élève actuellement à 4,9 milliards de m3. En 2016, la demande de bois (en rondins) s’établissait à 26 millions de m3 (dont 20% importés). La part des nouvelles constructions de maisons en bois est passée de 94% en 1963 à 55% en 2014. La construction de logements représente cependant toujours une part importante de la demande domestique (40%), et plus de la moitié des logements neufs sont encore construits en bois. Les constructions selon les techniques traditionnelles utilisent majoritairement du bois domestique (55%), sauf dans le cas de grands constructeurs (jusqu’à 80% de bois importé). Les constructions préfabriquées ou construites avec la méthode “2×4” emploient du bois d’importation à plus de 95%.

Comparaison France-Japon



Nous avons eu une vision biaisée du pays en ne visitant que des villes (à part les petits villages montagnards aux alentours d’Hakone, comme Ohiradai où nous avons dormi) et en n’utilisant que des transports en commun. Cela nous a donné l’impression que la majeure partie des Japonais vivait en appartement, alors que l’habitat individuel est très répandu et qu’il a même été volontairement très développé après la seconde guerre mondiale, en facilitant l’accession à la propriété. La thèse d’un futur ingénieur des Ponts et Chaussée offre une comparaison tout à fait instructive entre les habitats français et japonais. Tout d’abord, la superficie du Japon ne correspond qu’aux deux-tiers de celle de la France, et la montagne (couverte de forêt) occupe les deux-tiers du Japon contrairement à la France où les reliefs (moins escarpés) ne couvrent que le tiers du territoire. Ainsi, la population japonaise, qui atteint presque le double de la française, réside sur un territoire de 126 000 km², soit moins du tiers (29%) de celui dont disposent les Français, en raison de la géographie de l’archipel. La population nippone vieillit énormément (plus du quart de la population au-dessus de 65 ans) comparativement à la française (moins du cinquième). S’il me paraît normal qu’il y ait à peu près le double de logement, puisqu’il y a globalement le double de ménages et de population, par contre, la surface moyenne de ces habitats est sensiblement supérieure à la française, contrairement aux idées reçues d’un habitat japonais très exigu. Cette différence est en train de s’amenuiser peut-être puisque les logements japonais deviennent en moyenne plus petits (mais c’est aussi vrai en France me semble-t-il).

Un secteur de la construction très dynamique


La grosse anomalie du tableau figure à l’avant-dernière ligne: c’est le nombre de nouveaux logements construits dans les 12 derniers mois, 974 000 au Japon contre 363 000 en France ! Le dynamisme japonais dans ce domaine de la construction est très étonnant. Fait plus étonnant encore et qui n’apparaît pas dans ces chiffres: en raison du vieillissement plus important des populations dans les zones rurales, de l’exode des jeunes vers les grandes villes et d’une taxe prohibitive sur les maisons inhabitées, il y a une dizaine de millions de logements abandonnés que leurs propriétaires n’entretiennent plus – parfois des villages entiers abandonnés – ! Beaucoup de logements hors des grosses agglomérations sont aussi proposés à des prix très bas, avec des avantages fiscaux pour les jeunes ménages avec enfants.

Alors, pourquoi continuer à construire autant de logements, et à un rythme si effréné ? C’est que les constructions d’après-guerre et durant la période de grand boom économique japonais n’ont pas été bâties pour durer et elles ne sont pas aux standards de sécurité actuels, comme les normes antisismiques par exemple. Toutefois, la législation est telle qu’il n’est pas avantageux de détruire ces bicoques insalubres pour refaire du neuf, le prix d’un terrain nu étant prohibitif par rapport à un terrain construit, si j’ai bien compris.

Pourtant, beaucoup ne peuvent même pas être restaurées tant les matériaux étaient de mauvaise qualité, il faudrait pouvoir les raser purement et simplement. Une autre difficulté se pose, c’est que déjà à l’heure actuelle, les déchets issus de démolition d’ouvrages (blocs de béton, d’asphalte, de bois de construction) représentent environ 20% de tous les déchets industriels et approximativement 70% des dépôts sauvages illégaux. La lecture de tous ces articles de la presse internationale qui portent sur le sujet de ces habitats vacants me laisse l’impression d’un énorme gaspillage, et de terrain, et de matériaux, dans un pays qui pourtant n’en a pas de trop. Cela se traduit par une pression environnementale supplémentaire absurde qui s’ajoute à celle engendrée par une (trop) nombreuse population japonaise à l’étroit sur son chapelet d’îles volcaniques.
Calamités naturelles

Le Japon subit beaucoup plus de calamités naturelles que la France: volcanisme, tsunami, ras-de-marée, inondations, typhons… Six mois après notre visite du pays, du 12 au 13 octobre, le typhon Hagibis a violemment balayé la région touristique de Hakone, Préfecture de Kanagawa, au sud-ouest de Tokyo, où nous nous étions rendus en train depuis Kyoto dans l’espoir d’apercevoir au loin le mythique mont Fuji (le Fujiyama) – qui est resté derrière les nuages -. Le vent violent était accompagné de pluies diluviennes, 1000 millimètres (!) en quelques jours, qui ont causé des perturbations majeures sur les voies en au moins une vingtaine d’endroits. La pluie a engendré des glissements de terrain et emporté le ballast. Elle a aussi arraché 23 mètres de rails entre Miyanoshita et Kowakidani, et des roches sont tombées devant le tunnel qui relie Ohiradai à Miyanoshita. Les glissements de terrain ont aussi jeté à bas des poteaux électriques.

L’opérateur des trains de montagne a dit qu’il faudrait des mois pour restaurer l’ensemble des voies. Hakone Tozan Railway Co. a remis en service la liaison entre Odawara et Hakone-Yumoto dès l’après-midi du 13 octobre, mais les liaisons ont été suspendues entre Hakone-Yumoto et Gora. Dans l’attente des réparations, l’opérateur a fourni un service de bus entre ces deux gares. Un représentant de la compagnie a déclaré qu’ils planifiaient les réparations et qu’ils confirmaient que la sécurité était assurée. Le bilan après le passage du typhon Hagibis a été de 77 personnes décédées, parmi lesquelles 27 dans leur domicile (dont 10 à la suite de glissements de terrain) et 17 sur la route à cause des inondations et des glissements de terrain. Le rédacteur de l’article commente que, comme à l’habitude au Japon, particulièrement en ces zones rurales, la majorité des personnes décédées chez elles avaient plus de 60 ans. L’évacuation de personnes âgées est toujours compliquée, et tout particulièrement en ces périodes critiques de calamités naturelles dans des endroits peu accessibles.

La forêt, une protection naturelle
Ces événements récents permettent de mieux prendre conscience de la nécessité de maintenir autant que possible la végétation naturelle, la seule à même de résister aux diverses agressions de grande amplitude qui sévissent au Japon. Aujourd’hui, les forêts sont majoritairement des propriétés privées (920 000 propriétaires privés dont la majorité possède des terrains de moins de trois hectares), tandis que le gouvernement possède 42 % des territoires forestiers. L’État gère un tiers des forêts du pays, laissant le reste de la gestion à des municipalités ou à d’autres institutions publiques. L’aménagement forestier reste cependant un véritable défi au Japon, les terrains généralement accidentés et les propriétés de très petite taille rendant les opérations forestières difficiles et peu rentables. En outre, les nombreux propriétaires ne sont pas tenus d’avoir un plan d’aménagement. Ainsi, les lois et le mode de gouvernance favorisent à leur insu la conservation d’une fraction importante des forêts autochtones et de leur patrimoine génétique.


Pour clore (provisoirement) ce sujet de la forêt, voici une initiative intéressante d’un Japonais d’envergure internationale, Akira Miyawaki, expert en biologie végétale et professeur à l’université nationale de Yokohama. Il considère que le Sommet de la Terre de Rio (1992) a échoué à protéger les forêts et que (hormis très localement) elles continuent à régresser ou à se dégrader. Considérant qu’elles sont essentielles à la survie de l’humanité, il défend depuis les années 1970 la valeur des forêts indigènes, ainsi que l’urgente nécessité et la possibilité de les restaurer.

Il a élaboré et mis en pratique une méthode de reforestation “senzai shizen shokysei“, la “végétation potentielle naturelle”. Ce dispositif se décline en plusieurs étapes. Une sélection est faite au sein d’une variété de plantes indigènes d’une région. Les graines sont ensuite semées et mises à germer dans des pépinières. Lorsque les plants ont un ou deux ans, ils sont transplantés sur des terrains préparés. Les sols sont fertilisés en amont avec des matières naturelles (écorces, plantes en décomposition, ajout de lombrics…). Il s’agit d’introduire de nombreuses essences différentes d’arbres sur chaque parcelle (entre 30 et 40 essences autochtones différentes dans la même zone), afin de maximiser la biodiversité qui pourra s’y installer. Les essences vont de l’arbuste des bocages aux arbres de canopée pour une occupation optimale de l’espace vertical et un plus grand stockage de carbone. Il a été un pionnier en Asie en matière d’écologie rétrospective appliquée à la restauration des forêts et il est devenu un spécialiste mondial réputé de la restauration d’une végétation naturelle sur sols dégradés, industriels, urbains ou péri-urbains.
