Sommaire
- Escapade à Cracovie – 1
- Escapade à Cracovie – 2
- Escapade à Cracovie – 3
- Escapade à Cracovie – 4
Wieliczka: Une mine de sel historique
Depuis l’an 1251, le filon géologique de sel gemme de Wieliczka et Bochnia a été exploité continuellement ! Fait exceptionnel qui s’y ajoute, les conduits d’extraction antérieurs n’ont guère été modifiés au fur et à mesure des modernisations ultérieures. La mine présente ainsi un large éventail des anciennes techniques utilisées pour extraire le sel. Cela remonte même plus loin car, lors de notre visite, nous avons fait halte devant un “tableau” en trois dimensions qui montrait l’attrait, dès l’époque néolithique, pour les sources d’eau saumâtre des alentours où l’on saunait déjà entre 3500 et 2500 ans avant notre ère…
En outre, c’est la plus ancienne mine de sel d’Europe encore exploitée à ce jour, non plus avec pics et wagonnets, mais par pompage de la saumure d’un réservoir souterrain où l’on fait converger l’eau qui continue de s’infiltrer dans ces grottes artificielles. Cette intrusion s’effectue sous l’œil vigilant des mineurs actuellement chargés de l’entretien du site et qui ne souhaitent pas que se reproduise l’incident de 1992, où une grave fuite d’eau s’était produite dans la galerie transversale Mina. En effet, l’orogenèse des Carpates a engendré un tel enchevêtrement de strates à proximité de la mine que les conditions hydrogéologiques locales y ont atteint un haut niveau de complexité. A l’heure actuelle, un flux de 260 litres par minute s’introduit dans la mine, ce qui est considéré comme très élevé pour une mine de sel. 86% provient de trois principales arrivées d’eau, aux niveaux VII et VI. Ces “suintements” mettent en danger la mine, non seulement en raison de leur volume, mais également du sel qui est ainsi arraché à la roche, à raison de la dissolution de 1 m3 d’halite par chaque flux de 7–8 m3 d’eau douce. Ce sont donc les couches salées du sous-sol qui risquent de se dérober sous le village, avec peut-être des possibilités d’effondrement des strates supérieures si l’on n’y prend pas garde.
Ces sous-sols de Wieliczka sont devenus précieux à plus d’un titre. Par conséquent, ils ont été inscrits au registre des monuments historiques polonais en 1976, puis en 1978 sur la Liste du patrimoine mondial culturel et naturel de l’Unesco et pour finir le président de la République de Pologne les a reconnus comme Monument de la Nation en 1994. Des visiteurs illustres nous ont précédés, comme l’astronome Nicolas Copernic en 1493, le musicien Frédéric Chopin ou le poète Johann Wolfgang von Goethe au XIXe siècle. Bien que la mine soit creusée sur neuf niveaux et qu’elle coure sur plus de 300 kilomètres de tunnels, nous ne marcherons que sur trois niveaux et parcourrons moins de un pour cent de la longueur totale des tunnels, traversant des chambres historiques situées à une profondeur de 64 à 135 mètres, et reliées par des galeries d’une longueur d’environ 2 kilomètres.
Il n’empêche que c’est un véritable dédale, les différents secteurs étant séparés par de lourdes portes en bois que notre guide ouvre devant nous et referme derrière le groupe. Presque à la fin, Richard et Michèle se retrouveront “abandonnés”, alors que Jean-Louis et moi signalons leur absence à notre guide au moment du rassemblement qui s’opère après le temps libre qui nous a été accordé pour visiter une très grande “grotte” ornée de motifs religieux ou laïcs sculptés dans le sel. Ils ne pourront regagner la surface qu’en se joignant à un autre groupe qui émergera de l’antre par une autre sortie que celle où nous les attendons. Heureusement que la messagerie fonctionne sur nos téléphones: nous réussirons à nous rejoindre au bout d’un long moment…
Si la plus grande partie de la structure conservée est celle du XVIIIe siècle, le témoignage technique vient essentiellement des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Pour les périodes plus anciennes, la connaissance technique provient davantage de la documentation historique et des restitutions qui en découlent, parfois un peu sur-interprétées (selon le commentaire des experts de l’Unesco), que de témoignages directs. La conservation des éléments miniers a nécessité l’exécution d’un long programme de stabilisation des galeries abandonnées et la sélection des plus représentatives en termes historiques et patrimoniaux.
Retour aux sources
Des vestiges discrets, mais révélateurs
Protection des sources salées
C’est depuis le 6e millénaire avant notre ère (depuis 8000 ans !) que des sociétés agropastorales européennes extraient le sel de ses sources naturelles: les plus anciennes traces archéologiques de ces exploitations ont été découvertes dans les salines de Lunca en Roumanie. Au début du 5e millénaire avant notre ère, l’exploitation de la mine de sel de Duzdagi au Nakhchivan (vallée d’Araxes, Azerbaïdjan) s’amorce dans le Caucase, et au milieu du 5e millénaire c’est la mine de la Cardona en Catalogne qui démarre. Le fait que ces deux dernières soient à peu près contemporaines pourrait s’expliquer par le bagage technologique nécessaire à l’extraction du sel minier. En effet, cette époque correspond à l’essor des activités minières et de la métallurgie extractive, alors que les autres types d’exploitation (sel solaire et sel ignigène) sont attestés bien antérieurement.
De nos jours, nous associons plutôt l’exploitation de sel aux marais salants; mais une grande part de la production provient de sites éloignés des côtes marines, soit de saumures dont l’eau est évaporée par chauffage artificiel, soit simplement de l’extraction de sel gemme, une roche (l’halite) constituée de sel. En réalité, ni la distribution géographique du sel, ni sa forme physique ne sont uniformes. On peut le trouver sous l’aspect solide (roche, roche détritique, terre, sable, plantes) ou liquide (mers, sources, fluides corporels). Qui plus est, il est présent en concentrations extrêmement variables, depuis quelques grammes par litre dans le sang ou l’urine, jusqu’à près de 200 g/litre dans certaines sources ou mers fermées, et une moyenne de 30 g/litre dans les océans. Il cristallise à des concentrations autour de 330 g/litre d’eau. Face à cette disparité en termes de concentration et de distribution, l’humanité a fait appel à un large assortiment de techniques d’extraction. Bien que rien ne demeure du produit, l’archéologie a confirmé la production effective de sel par l’interprétation de vestiges variés qui informent sur les techniques employées (captage, céramique ou accumulation de charbon de bois consumé) ou plus indirectement par leur impact sur l’environnement, l’organisation territoriale ou la circulation des marchandises.
La présence d’anciens systèmes de captage et de bassins de rétention autour des sources salées est difficile à déceler en cas de forte érosion ou de sédimentation rapide des sites. Toutefois, des exemples français suggèrent qu’il faut poursuivre la recherche de telles structures: près de la source de Moriez dans les Alpes, les chercheurs ont découvert le cadre d’un ancien lattage de bois daté des environs de 5 600 avant notre ère, et aux abords de celle de Grozon dans le Jura, les sauniers avaient dressé un véritable rempart de protection en fer à cheval. Beaucoup de structures en bois ont été découvertes lors de travaux de réhabilitation ou de captation de sources salées, mais leur datation est problématique. Pour celle de Fontaines Salées à Saint-Père-sous-Vézelay (Yonne), où les 19 troncs de chêne avaient été précédemment datés du début de l’âge de Fer, son réexamen et une datation dendrochronologique – par le décompte et l’analyse de la morphologie des anneaux de croissance (ou cernes) des arbres – indiquent qu’elle serait plus ancienne : elle remonterait au 23e siècle avant notre ère et serait donc contemporaine de la culture campaniforme.
Briquetage et “pains” de sel
C’est en Europe centrale et orientale, au milieu du 5e millénaire avant notre ère, que débute la technique de cristallisation et de moulage du sel dans de la vaisselle de terre cuite. Dans le village de Barycz, près de la mine de sel de Wieliczka, un site a attiré l’attention des archéologues. Il s’agit d’une des plus anciennes exploitations de sources salées d’Europe centrale (Barycz VII). Au Néolithique, entre le 5e et le 4e millénaire avant notre ère, on y pratiquait le “briquetage” dont il demeure un élément de four et de la céramique corrodée.
A l’époque, l’exploitation du sel semble avoir été particulièrement dynamique si l’on considère les quantités considérables de fragments de moules en céramique accumulés autour de certaines sources salées, parfois associés à des structures de combustion ou leurs résidus. C’est le cas des sources salées de Petite-Pologne (ou Malopolska, où se trouvent Wieliczka et Barycz), Bosnie-Herzégovine, Roumanie-Moldavie ou, plus récemment, Bulgarie, toutes exploitées au moyen de moules de terre cuite. En outre, l’usage de moules de céramique de forme et de volume pratiquement identiques pour tous les groupes culturels atteste d’un accord pour produire et emballer le sel selon un format prédéfini, de forme compacte et facile à transporter. Ainsi, cette production n’avait pas seulement pour but la simple fourniture de sel, mais celle de “gâteaux (ou pains)” de sel de qualité, taille et poids standardisés. C’est devenu un objet social, une marque identitaire des producteurs. De cette façon, il pouvait circuler commodément, être divisé sans perdre de sa valeur d’usage et être stocké durant des années. Bien plus tard, vers 3000 avant notre ère, sur la côte atlantique, les enclos autour du marais poitevin en France produiront également une très grande quantité de briquetage, tandis qu’auprès des sources salées de Halle en Allemagne se trouveront les premiers moules en terre cuite.
Une étude a publié un essai de reconstitution concrète du mode opératoire de cette production de sel (cf. photo ci-dessus). Premièrement, des moules en terre ont été confectionnés et cuits dans un four. Ensuite, ces récipients ont été emplis de saumure ou de boues de sel gemme à diverses concentrations. Pour chacun, il a été noté la durée nécessaire d’obtention de la cristallisation et du durcissement du sel, qui était fonction du combustible utilisé et des températures atteintes. Diverses façons d’extraire les “gâteaux (ou pains)” de sel de leur moule en céramique ont été testées. Enfin, l’effort engagé durant tout le processus a été évalué en termes de main d’œuvre et de matières premières. Tous les échecs, les défis et succès rencontrés durant l’expérimentation ont permis de jauger cette ancienne technique et de prendre conscience de l’énergie dépensée pour avoir du sel : cela a fourni un indice de son importance et de sa valeur à une époque où ce minéral essentiel n’était pas disponible comme il l’est devenu aujourd’hui.
Avons-nous “besoin” de sel ?
Pour les hommes
Quoique le sel (chlorure de sodium) soit nécessaire à l’équilibre physiologique des êtres humains et des animaux, il ne s’agit pas d’une denrée alimentaire en soi : dans le domaine de l’alimentation, le sel est un condiment (exhausteur de goût) et un conservateur (salaisons, saumures). Par ailleurs, il n’y a pas, sur le plan médical, de vrai consensus sur le minimum de sel nécessaire à cet équilibre vital. Pour cette raison, on peut considérer que le besoin d’ajouter du sel à la nourriture correspond à une construction culturelle et pas seulement à un besoin physiologique, d’autant plus que certaines denrées en comportent naturellement. Ainsi, la présence naturelle de sel dans la viande a conduit certains chercheurs à supposer que les premières exploitations du sel dans l’histoire correspondent à un changement de régime alimentaire lié au développement des économies néolithiques. Dans le cadre d’un régime où les plantes, notamment les céréales, prennent une place de plus en plus importante dans l’alimentation humaine, les déficiences en sodium auraient ainsi été compensées par un apport direct de sel dans les préparations alimentaires.
Pour les bêtes, la pharmacopée, la métallurgie, la tannerie…
Le sel est également un complément alimentaire indispensable pour certains animaux ; aujourd’hui encore, ovins et bovins disposent de pains de sel dans leurs enclos. C’est pourquoi les nomades fréquentaient régulièrement avec leurs troupeaux les zones de salines ou les régions d’exploitation du sel. La consommation de leurs bêtes réduisait d’autant la récolte de ceux qui voulaient en faire le commerce. Les conflits d’usage ont pu justifier peut-être parfois (sans parler des bénéfices escomptés) la prise de contrôle du site par une autorité politique. Qui plus est, outre son emploi dans l’alimentation humaine comme condiment, pour la confection de sauces et de saumures, ou encore pour la conservation de la viande et du poisson, son usage sera ultérieurement attesté (notamment dans les écrits consignés sur des tablettes d’argile en Mésopotamie) dans la pharmacopée, pour les cultes rendus aux divinités, dans la tannerie et dans certaines opérations métallurgiques. Cette polyvalence pourrait expliquer pourquoi sa consommation semble avoir été si forte dès les premiers temps de son exploitation. Même si les données disponibles sont encore disparates, il est clair que le sel a joué un rôle essentiel dans les premières économies du Proche-Orient ou du Caucase que les études actuelles, en archéologie comme en épigraphie, ont jusqu’à présent largement sous-estimé.
“L’Âge du sel” contemporain de l’Âge du Cuivre
Cette époque a été nommée le Chalcolithique* (du grec khalkos, cuivre, et lithos, pierre), une appellation qui est depuis peu remplacée par l’Enéolithique, Âge du Cuivre. Elle est encore contemporaine de l’Âge de la pierre, auquel succèderont les Âges du Bronze et du Fer. Elle a débuté au Moyen-Orient, dans les Balkans et le bassin des Carpates, puis les cultures du Danube se sont diffusées (entre autres) vers la région de Wieliczka au sud de la Pologne. En réalité, cette période a correspondu à la mise en place sur plus d’un millénaire d’un ensemble d’éléments interférant au plan culturel, social et économique.
Les facteurs les plus importants sont l’apparition du labour à la place de la culture sur brûlis qui permet une sédentarisation plus effective et l’introduction de la pierre dans l’habitat, l’inhumation des défunts dans des cimetières au lieu de l’intérieur des habitations et le renforcement significatif du rôle de l’homme (aux dépens de la femme) dans ces sociétés. En outre, contrairement à l’uniformité spatiale des périodes précédentes, ces transformations en Europe centrale se manifestent très diversement selon les lieux, avec des particularités souvent seulement à l’échelle régionale. Ultérieurement, l’intensification des échanges à longue distance a pu être facilitée par la domestication du cheval, facteur d’accélération de la diffusion des cultures. Les prémices de cette domestication s’amorcent vers 8 000 avant notre ère, mais les premiers vestiges archéologiques remontent à 3 500 avant notre ère: ils ont été découverts dans les steppes au nord du Kazakhstan au sein de la culture Botaï. Ces chevaux ne sont pas à l’origine des chevaux domestiques actuels, il s’agissait alors des chevaux de Przewalski, redevenus sauvages.
(*) Le Néolithique correspond à une époque des temps préhistoriques que l’on situe aujourd’hui pour l’Europe entre 6 000 et 3 000 avant notre ère, mais qui a des chronologies variables dans les autres régions du monde. Pour les premiers préhistoriens comme John Lubbock, qui a créé le terme en 1865, le Néolithique correspondait à l’Âge de la pierre polie et on le plaçait alors entre le Paléolithique (Âge de la pierre taillée et des espèces éteintes) et l’Âge du bronze. D’autres subdivisions encadrant le Néolithique furent proposées par la suite : le Mésolithique (ou Épipaléolithique) qualifia les étapes antérieures correspondant aux derniers chasseurs-cueilleurs de la fin des temps glaciaires et des débuts de l’Holocène, tandis que le terme Énéolithique (ou Chalcolithique) était créé pour les cultures postérieures qui commencèrent à utiliser le cuivre et les métaux précieux tout en conservant l’usage généralisé d’un outillage en pierre.
Ces appellations fondées sur les techniques ou les matériaux étaient pratiques pour classer les collections archéologiques des musées européens mais elles laissaient dans l’ombre les innovations fondamentales du Néolithique pourtant très clairement perçues à la même époque dans les sites lacustres du domaine alpin – agriculture, élevage, sédentarisation, habitats groupés en villages – ou dans les imposants monuments funéraires et cultuels qui parsèment l’Europe occidentale et méditerranéenne et témoignent d’une organisation sociale de type tribal, apte à des réalisations qui dépassent le strict cadre de l’autosuffisance économique.
Commerce à longue distance : sel, cuivre, silex, Spondyle…
Des similarités culturelles dans toute l’Europe
Le Spondyle
Compte tenu de l’absence d’informations écrites pour les sociétés préhistoriques, on ne peut associer des régions à une même culture qu’à partir de la similitude constatée entre objets et vestiges archéologiques. Dans la nécropole de Varna (Bulgarie), les archéologues ont découvert des coquilles de Spondylus gaederopus travaillées pour en faire des bracelets et des boucles de ceinture. Collectées sur les rives de la Mer Égée, elles ont été retrouvées loin à l’intérieur du continent, jusqu’en Europe centrale, dans le cadre de la culture rubanée et celle de Lengyel. Autre témoin de ces relations à longue distance, une similitude surprenante a été trouvée entre des représentations du bétail sur des plaques en or trouvées dans la tombe 36 de Varna et sur la pierre de nombreuses tombes mégalithiques du Golfe de Morbihan en Bretagne. D’autres trouvailles sur la côte atlantique confirment les liens de cette aire avec le bassin des Carpates et le nord de l’Anatolie, ainsi que l’actuelle Bulgarie.
Haches de jadéite
Plus frappant encore, il y a des similarités structurelles entre les communautés formant ces deux entités culturelles Hamangia-Varna et Castellic (mégalithique). Chacun de ces territoires est pareillement devenu un centre d’échanges à longue distance de nombreux produits. Ainsi, des matières premières et des produits finis réalisés en cuivre, en or et diverses pierres (considérées comme précieuses) ont été importés depuis quelques douzaines jusqu’à un millier de kilomètres de distance. Par exemple, la jadéite était extraite au Mont Viso dans les Alpes à une altitude de 2000 à 2400 mètres et dans les Apennins ligures sur les collines du Mont Beguia. Elle était taillée sur place pour confectionner des haches prêtes à l’usage qui étaient envoyées à 900 kilomètres de ces carrières au golfe du Morbihan où elles étaient seulement soumises à un dernier façonnage pour les affiner. Il s’agissait d’éléments de prestige ayant une fonction symbolique, qui accompagnaient les défunts de statut social élevé dans la tombe.
Ces deux exemples, Spondyle et jadéite, sont révélateurs d’une intensification des contacts entre de nombreuses aires européennes au milieu du 5e millénaire avant notre ère. On a même parlé de “paradis du Mésolithique”: l’environnement naturel offrait en abondance une nourriture facilement disponible qui a permis une croissance démographique humaine. Dans chacune de ces entités culturelles éloignées, cette main d’œuvre abondante et organisée a pu être requise pour ériger une architecture monumentale en pierre ou en pierre et terre. La progression rapide de la métallurgie et de l’industrie lithique, de concert avec la transformation économique, ont fait émerger l’éthos individualiste du guerrier, le culte des ancêtres, la patriarchie.
Au nord des Carpates (Pologne méridionale), ces influences en provenance du sud-est engendrent la culture Lublin-Volhynienne (dans la région actuelle de Cracovie-Wieliczka en Petite Pologne – Malopolska) et indirectement les cultures Jordanów et Brześć Kujawski. Quant à la culture des vases à entonnoir (en anglais, Funnel Beaker), les tendances occidentales et du nord-ouest y dominent. Cette émergence des jeunes cultures danubiennes sur les terres polonaises a sans conteste été associée à des vagues migratoires successives de colons méridionaux. Des groupes de la culture de la céramique décorée au poinçon se sont installés en Silésie méridionale (Śląsk) et en Petite Pologne occidentale. Presque simultanément, des peuples ont migré de Tisza en Hongrie vers Volhynia et la Ruthénie Rouge, ainsi que Kujawy. Des peuples de Moravie méridionale sont venus dans la région de Sandomierz, celle de Lublin, Volhynia et la Ruthénie Rouge. Ce fut le point de départ de l’émergence de la métallurgie du cuivre, avec un décalage dans les dates: 5000-4800 avant notre ère pour l’Enéolithique des cultures du Danube, et depuis 4100/4000 jusqu’à 3600 avant notre ère dans les trois cultures polonaises, Lublin-Volhynienne, Brześć Kujawski et Jordanów.
Une meilleure maîtrise du feu
Le feu est l’outil principal de défrichage pour l’agriculture naissante sur brûlis dans des clairières gagnées sur la forêt. Son usage remonterait à 2 millions d’années avec Homo erectus, mais il s’est largement répandu depuis 40 000 ans avec Homo sapiens. Quant à la poterie, elle est apparue à des époques différentes selon les lieux, parfois très anciennes comme au Japon qui conservait pourtant un mode de vie de chasseurs-cueilleurs (à la période Jōmon vers 15 000 – 300 avant notre ère), ou plus récemment comme au Proche-Orient il y a environ 10 000 ans avant notre ère à l’avènement du Néolithique. Ainsi, ce processus de production du sel – et surtout du cuivre – a “simplement” nécessité sur le plan technique une amélioration de la maîtrise du feu pour obtenir, d’une part, des poteries plus résistantes à la chaleur que celles destinées à la cuisson des aliments et, d’autre part, une meilleure efficacité pour augmenter la température et fondre le métal.
Les plus anciennes traces de fusion du cuivre dans des fours à vent ont été découvertes dans le plateau iranien sur le site archéologique de Sialk III daté de la première moitié du Ve millénaire avant notre ère. Dès le 4e millénaire avant notre ère, l’extraction de minerai pour en tirer du cuivre devient commune en quelques endroits de l’Eurasie et de l’Afrique, à l’instar de la malachite (carbonate de cuivre anhydre) du Sinaï pour l’Égypte antique dont les mines sont exploitées vers 4500 avant notre ère. Pendant une grande partie du Néolithique, la métallurgie du cuivre cohabite avec les industries lithiques et osseuses, le cuivre pur étant un métal trop mou pour pouvoir s’imposer dans l’outillage et dans l’armement. À cette époque, d’autres métaux tels que l’or ou l’argent sont aussi travaillés pour fabriquer des ornements, mais la production d’outils et d’armes demeure principalement en pierre et en os. Recueilli à l’état naturel, le cuivre natif (*) est martelé avant d’être fondu et moulé à 1 000 °C environ. Sa production est anecdotique comparée à l’industrie lithique et concerne principalement des pièces de taille modeste.
(*) Le cuivre natif est communément le produit de réaction de solutions hydrothermales avec des corps réducteurs, tels que des oxydes de fer présents dans les laves basaltiques. A proximité de la Pologne méridionale ou dans son rayon d’échanges, le cuivre natif se trouve en Afghanistan, Arménie, Bulgarie, Chypre, Égypte, mais aussi en Europe occidentale (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, France…). A ce propos, l’appellation française du cuivre provient du latin populaire cǔpreum, issu du vieux latin cyprium et du grec cyprios, signifiant “relatif ou propre à l’île de Chypre”. Le terme latin aes cyprium désignait en effet le métal de Chypre ou Kypros.
La Pologne, une région en périphérie
Le cuivre n’est trouvé dans les cultures polonaises que dans des tombes: boucles d’oreilles, bracelets, poignards, haches. Dans le sud de la Pologne, des fouilles à Zlota ont révélé que les métallurgistes de la culture Lublin-Volhynienne utilisaient du cuivre natif dont on ignore la provenance. Des pépites de cuivre brut écrasées, placées dans des creusets en argile d’une contenance de 0,5 à 1 kg, étaient recouvertes de charbon de bois et chauffées sur un foyer. La température était accrue par de l’air pulsé à l’aide de soufflets dont il ne demeure que les buses tubulaires en argile. La fonte, obtenue en une demi-heure, nécessitait la présence de deux personnes. Le fil et les feuilles minces étaient martelées et forgées pour fabriquer de petits objets, principalement des ornements. Les plus grands, haches, haches de combat, n’étaient pas produits sur place, mais importés du bassin des Carpates ou de Transylvanie.
Parallèlement, de la vaisselle en céramique destinée à l’évaporation de la saumure a été découverte sur les sites du groupe Pleszów-Modlnica à Cracovie-Nowa Huta, ainsi que dans la région de loess de Wieliczka-Bochnia. Cette céramique était constituée d’une argile contenant une grande quantité de sable, si bien que la surface en était dure et rugueuse. Par chauffage, elle devenait orange ou rouge. Pour le briquetage par évaporation de la saumure, les récipients étaient évasés en forme de tulipe. Ils étaient fabriqués à Pleszów, puis transportés sur l’autre rive de la Vistule où la production du sel s’effectuait près de la source de saumure. Un réseau de fossés conduisait celle-ci vers des bacs où l’eau s’évaporait jusqu’à l’obtention d’une densité de sel suffisante pour permettre la production de sel par briquetages sur des foyers ouverts.
Pain de sel : comparaison avec le pain de Ty
Les fresques du mastaba de Saqqarah
Mais ce qui est en jeu n’est pas seulement d’ordre technique. La production du sel – comme celle du cuivre – n’est pas une nécessité vitale. Il s’agit plutôt d’une invention qui s’intègre dans un cadre culturel déterminé. Pour avoir une idée des implications profondes de ce processus de production standardisée de “pains” de sel, voici par analogie la description de la fabrication de pains de céréales, également standardisés, effectuée à une époque bien plus récente. Cela se passe dans l’Ancienne Égypte au moment de la construction des pyramides, et plus précisément à l’époque de Ty (25e-24e siècle avant notre ère). Ty était Directeur des coiffeurs de la Grande Maison et, à ce titre, proche du Pharaon. Il a été enterré dans un tombeau somptueux, le mastaba de Saqqarah, qui fut découvert par l’archéologue français Auguste Mariette en 1860. Les photos-montages* de fresques illustrent le mode opératoire pour la production de pain, depuis la confection des récipients, en passant par celle de la farine à partir des grains de céréales conservés dans des silos tubulaires jusqu’à la cuisson de la pâte pour obtenir la marchandise prête à être vendue ou distribuée.
* Cf. sur le site en lien: Le mastaba de Ty – Paroi Ouest – 1) Fabrication des récipients de céramique – 2) Fabrication du pain, A, B, C.
Dans ce système technologique, la production de bols bedja obéit à une technique très particulière: ils sont très épais et riches en matière organique de façon à servir de fours capables de résister à des températures élevées. Une meilleure compréhension du processus peint sur les murs du mastaba a été obtenue grâce à l’excavation de boulangeries non loin des pyramides de Gizeh. Le feu lui-même n’est pas représenté sur la scène de fabrication du pain (3e fresque), mais ses effets sont mis en évidence par les silhouettes assises près du four, à chaque extrémité du panneau, qui se protègent d’une main placée devant le visage. Un hiéroglyphe indique aussi l’émission de chaleur. Le mode d’allumage du foyer n’est pas non plus décrit, mais il est probable que le feu était produit par frottement à l’aide d’un arc.
Des boulangers pour nourrir les constructeurs de pyramides
Dans l’Ancienne Égypte, la technologie de la cuisson (de la poterie et du pain) est profondément intégrée à la structure d’une société complexe engagée dans la construction d’une architecture monumentale. En effet, la cuisson dans des moules à pain a pour objectif de centraliser la transformation des grains en nourriture propre à la consommation et ainsi libérer de la main d’œuvre en la déchargeant de ces tâches domestiques pour l’employer à la construction monumentale. La cuisson du pain dans des moules a aussi l’avantage de convertir cette nourriture en marchandise. En contrôlant la taille du moule à pain, il devient possible de créer des pains de dimensions précises qui pourront être transportés et distribués. Dans les boulangeries de Gizeh, il y avait deux tailles de moules à pain, et le volume intérieur de cette vaisselle était hautement standardisé par le contrôle du diamètre du bord et la profondeur. Ainsi, ce n’est pas une exagération de dire que la construction des pyramides de Gizeh a dépendu de ce système technologique qui permettait à un feu brûlant dans un petit four ouvert de transformer le grain en pains standardisés.
Le moteur de ces “progrès” techniques sur le Plateau de Gizeh était loin d’être seulement la subsistance basique. Le contexte entier, incluant les boulangeries, n’a pas beaucoup de sens si l’on ignore les croyances égyptiennes sur la nature divine du pharaon et de son corps. Mais le feu en lui-même des boulangeries ne semble pas avoir été considéré comme sacré. Certes, les Égyptiens considéraient le feu comme “une arme effective contre… les cauchemars et autres agents nocturnes du chaos”; mais il n’est pas fait mention de tels pouvoirs dans la scène de boulangerie du mastaba de Ty. […] Ainsi, alors qu’il ait certes pu devenir nécessaire aux humains de cuire leur nourriture, la façon dont cette cuisson se produit est hautement contingente. Dans le contexte de l’Ancien Royaume d’Égypte, ces exigences énergétiques n’étaient pas simplement des exigences pour la survie et la reproduction, mais des demandes pressantes de libérer une quantité extraordinaire de main d’œuvre de leurs activités liées à la subsistance.
Introduction du cuivre et prédominance de l’homme
Des tombes différenciées
Je reviens sur l’ambiance qui régnait à l’époque Enéolithique. Les chercheurs ont analysé le contenu des tombes de la culture Lublin-Volhynienne : ils ont constaté que des règles d’inhumation différentes s’appliquaient selon le genre (le sexe), en ce qui concerne la disposition des corps des défunts et le choix des objets qui les accompagnaient dans la mort. Comme dans le bassin des Carpates plus au sud, les armes n’étaient déposées que dans les tombes des hommes. Dans le cimetière de Tiszapolgár-Basatanya, l’âge des combattants était compris entre 16 à 18 ans, et 25 à 35 ans. Il en était de même en Malopolska (Petite Pologne) et dans l’actuelle Ukraine occidentale. L’abondance d’éléments de prestige déposés (dont les objets de cuivre) prouve l’existence de processus relativement intensifs de différenciation interne au sein de la communauté, notamment par cette démonstration des aspirations d’hommes jeunes et ambitieux à accéder à un statut social plus élevé – ou à le conserver.
La persistance d’écarts constants entre les sépultures féminines et masculines de la culture Lublin-Volhynienne (de même que dans les cultures Hamangia, Varna, Tiszapolgár, Bodrogkeresztúr, Brześć Kujawski, et Jordanów?) pourrait indiquer une égale différenciation du rôle social de chacun des sexes dans la vie quotidienne. La société mycénienne décrite par Homère est la plus ancienne manifestation historiquement perceptible de cet éthos (système de valeur) chevaleresque. Ce dernier est apparu dans des cultures à différentes époques et en des lieux différents. Il n’a été relié à aucun type spécifique d’économie ni de structure socio-culturelle particulière. Un certain nombre de caractéristiques sont communes, tandis que d’autres sont typiques pour chacune de ces manifestations. En Europe, il a débuté aux 5e et 4e millénaires avant notre ère, et des processus spécifiques de militarisation se développèrent, accompagnés notamment par l’établissement de rôles sociaux distincts pour les femmes et les hommes. A ce sujet, je recommande le livre de Jean Guilaine & Jean Zammit, Le Sentier de la guerre. Visages de la violence préhistorique. L’évidence de conflits armés s’impose dans quelques sites où des flèches fichées dans des os sont nombreuses, et plus encore quand des fosses communes livrent par dizaines des corps massacrés ; on en trouve dès la fin du Néolithique ancien. Jean Guilaine est par ailleurs l’auteur d’un délicieux récit, Pourquoi j’ai construit une maison carrée, une histoire qui se situe justement au début du Néolithique au Proche-Orient.
Des innovations lentes à se propager
Les trois centres Enéolithiques polonais (Brześć Kujawski, Jordanów et Lublin-Volhynien) existant au sein des cultures plus jeunes du Danube sont de lointains échos à l’est des Balkans de la ligne principale de développement de la nouvelle ère. Celle-ci fut florissante durant la seconde moitié du 5e millénaire avant notre ère dans ses deux centres secondaires: Polgár (dont dépendait la métallurgie de la culture Lublin-Volhynienne) et Lengyel tardif (qui a inspiré l’usage du cuivre dans les cultures Jordanów et Brześć Kujawski). En analysant l’inventaire détaillé des établissements de la culture Brześć Kujawski, il n’y a pas d’évidences que les innovations du Chalcolithique s’y soient développées, de même que dans les deux autres cultures Lublin-Volhynienne et Jordanów. Ils ne semblaient pas utiliser d’animaux de trait dans l’agriculture, ni faire appel à un pouvoir de traction animal dans quelque autre domaine. Ces progrès n’apparaîtront que dans la culture des vases à entonnoir (Funnel Beaker).
L’inhumation se poursuivait dans des lieux proches des maisons pour la culture Brześć Kujawski, alors que les deux autres communautés se sont doté de cimetières. Ces exemples montrent qu’il y avait des différences significatives entre les trois cultures, autant sur le plan de l’organisation sociale que celui des croyances. L’adoption d’articles de cuivre et leur production n’a pas eu nécessairement d’incidence sur l’économie, les règles de colonisation, l’organisation sociale et les croyances. Cependant, cette adoption semble s’être accompagnée de l’acceptation implicite du nouvel ordre socio-culturel dans les relations entre les femmes et les hommes, qui se caractérisait par la domination de ces derniers (patriarchie) et le système de valeurs (éthos) des guerriers qui lui était étroitement associé.
Déforestation
Jura et Nouvelle-Guinée
Pendant longtemps, les archéologues pensèrent qu’en l’absence de terre cuite (céramiques, supports, accessoires et fragments de fours), ils ne pourraient pas démontrer l’exploitation ancienne du sel. Toutefois, d’autres techniques de production existent. Les études ethnographiques conduites en Nouvelle Guinée et le travail archéologique effectué dans l’est de la France (Franche-Comté) ont révélé que l’énergie produite par la combustion de végétaux utilisés comme matière première a pour conséquence le dépôt de quantités considérables de charbon de bois et de cendres. Pour donner une idée, non de la production de sel, mais au moins du volume approximatif de charbon de bois et de déchets dans un bassin fluvial, le cas de Salins-les-Bains (Jura) est exemplaire: le charbon de bois issu de la production de sel durant le XVIIIe siècle est visible dans les dépôts alluviaux jusqu’à une distance supérieure à 10 km en aval de la saline. En ce qui concerne le charbon de bois produit durant le Néolithique aux alentours de 3000 avant notre ère, il est encore présent en grande quantité dans les méandres bouchés jusqu’à quelque 7 km en aval de la zone d’exploitation du sel.
Durant des milliers d’années, une quantité massive de bois fut ainsi consumée pour produire du sel. Par exemple, la section longitudinale du bassin de Grozon (Jura) sur 400 mètres a révélé des couches carbonées de plus de 7 mètres d’épaisseur, constituées entre le début du 4e millénaire avant notre ère et la période romaine. La fin de l’exploitation à l’ère gallo-romaine est marquée par la tranchée romaine autour des sources salées (ou des marais salants) destinée probablement à faire cesser l’exploitation gauloise pour vendre leur propre production de sel méditerranéen. Quant aux approches paléoenvironnementales, les analyses palynologiques (du pollen) et anthracologiques (du charbon) constituent des perspectives de recherche prometteuses. Il sera ainsi possible de reconstituer la gestion des sources d’énergie et l’histoire de la déforestation. On peut notamment différencier la déforestation à des fins agricoles (où le pollen de certaines cultures est bien représenté) de la déforestation seulement associée à l’exploitation de sel, dans le cas d’une source située à l’époque à l’extérieur de l’habitat permanent et des terres cultivées. Toujours construits à proximité immédiate et en vue des sources salées, selon les données ethnographiques, les bâtiments et structures d’exploitation du sel sont encore largement inconnus.
La Cardona: des perles en échange de sel ?
L’unique montagne de sel d’Europe occidentale est à Cardona en Catalogne (Espagne), à environ 80 km au nord-ouest de Barcelone. Cette Muntanya de Sal multicolore atteint plus de 140 mètres de hauteur. A partir d’une série de trouvailles fortuites collectées depuis le début du siècle dernier par des prospecteurs, des fermiers ou des mineurs de cette saline, il a été possible d’étudier plusieurs centaines d’outils de pierre, comprenant des marteaux, des percuteurs, des pilons, des haches, des herminettes et des ciseaux recyclés à partir d’outils d’abattage.
L’analyse a montré qu’il s’agissait d’une carrière ouverte et la répartition spatiale de l’outillage suggère une chaîne opératoire divisée dans l’espace (et peut-être aussi dans la durée). Les blocs de sel bruts extraits des affleurements du Salí étaient transportés jusqu’aux habitats environnants dans un rayon d’un jour de marche pour être dégrossis et mis en forme selon des dimensions et un poids standards. Les éléments font encore défaut pour révéler s’il s’agissait d’une société inégalitaire comme celle du milieu du 5e millénaire avant notre ère qui engendra la construction de tombes monumentales dans le Golfe du Morbihan, une région particulièrement adaptée à l’exploitation de sel. La distribution des outils autour de la Muntanya de Sal catalane, leur bas degré de développement technique et surtout l’absence plausible d’un établissement de contrôle fortifié font penser à une exploitation ouverte et non réservée à un seul petit groupe de spécialistes locaux.
L’outillage d’extraction n’est pas spécialisé et semble plutôt opportuniste, mais la provenance relativement lointaine de sa matière première (des pierres de cornéenne, acheminées sur 70 km depuis la Serra de Collserola, au nord-ouest de Barcelone, par les vallées Llobregat-Cardener) montre que ce gîte semble s’intégrer à un réseau d’approvisionnement plus ample. En effet, ce sont ces mêmes affleurements de cornéennes qui ont été évoqués pour l’alimentation en outils miniers de la mine contemporaine de variscite de Can Tintorer à Gavà. D’ailleurs la distribution quantitative, à l’échelle de la Catalogne, des perles de variscite issues de cette mine suggère encore la complémentarité socio-économique de ces deux exploitations minérales avec ce groupe humain du Solsonià, producteur de sel, capable d’attirer en masse ces objets d’apparat. Ainsi, la richesse relative des tombes de ce groupe en biens importés de la côte (perles de variscite de la mine néolithique de Gavà, les plus grosses jamais trouvées, des bracelets et des perles confectionnés à partir de coquillages, du silex jaune importé de Haute-Provence) suggèrent que le sel avait un statut élevé au sein d’un réseau d’échange plus vaste que la région.
De même, une étroite corrélation spatiale a été observée en Allemagne entre les sources salées et la distribution des longues haches alpines de pierre verte (la variscite est une roche verte composée de phosphate d’aluminium). Il semble bien ainsi que le sel a pu jouer un rôle clé dans l’acquisition de ces riches objets cérémoniels. En tout cas, dans toute l’Europe occidentale durant le 5e millénaire avant notre ère, certains sites d’exploitation du sel, qu’ils soient à l’intérieur du continent ou côtiers, semblent avoir agi comme des centres capables “d’attirer” dans leurs réseaux ces grandes haches alpines de pierre polie avec la valeur sociale qui leur était attribuée, tandis que dans l’Europe des Carpates-Balkans, ce sont les premiers objets en or et en cuivre qui ont joué ce rôle. On peut donc considérer qu’il y a eu une géographie politique du sel. La diversité des fonctions exercées par le sel dans ces sociétés traditionnelles contemporaines montre qu’il ne peut être réduit à une simple substance chimique nutritionnelle dans le cadre du foyer, tout particulièrement parce que durant ce 5e millénaire avant notre ère, il fut l’objet d’un énorme investissement technique et économique, comme cela a été mis en exergue pour sa conversion en pains de sel en Europe centrale et méridionale.
En réalité, pour la Cardona, c’est tout un réseau de circulation d’objets d’apparat comme les bracelets en coquillages marins ou les perles en variscite, mais aussi de matières premières exogènes comme le silex blond de Haute-Provence qu’il faut intégrer à la circulation vraisemblable du sel à l’échelle régionale. Ne faut-il pas alors envisager ce groupe du Solsonià, non plus uniquement comme un groupe de pasteurs fondant son économie sur le bétail et la chasse, mais bien comme un groupe d’agriculteur-éleveur, producteur de sel, qui aurait alimenté les communautés littorales? A l’instar de situations ethnographiques, ces circulations intenses de coquillages, de parure, de porcs et de pains de sel ont pu se produire pour réguler des tensions sociales au moyen de dots et de paiements incessants. Pourquoi des tensions ? Car ces groupes appartenant à la culture des Sépulcres de Fosa ont entrepris leur expansion territoriale à partir de 4000 avant notre ère. Ils se sont répandus vers l’intérieur de la Catalogne, justement autour du bassin du Cardener et à partir du gisement de Cardona. Cette expansion pourrait bien s’expliquer par une importante poussée démographique générant des tensions et une compétition sociale accrue. Ainsi, les communautés péri-littorales du Néolithique moyen ont été amenées à se déplacer et à se spécialiser dans l’exploitation et la diffusion d’une ressource rare comme le sel, un sel probablement utilisé pour la conservation alimentaire et l’alimentation du bétail. Toutefois, mis en forme, ce sel est aussi devenu un objet identifiable, stockable et divisible, faisant partie des biens à forte valeur d’échange susceptibles de circuler et d’intégrer les réseaux d’échanges à moyenne et longues distances.